Tormenta 1939-03-28 — Orquesta Francisco Canaro con Ernesto Famá

Enrique Santos Discépolo (musique et paroles)

Le 28 mars est un bon jour pour les enregistrements de tango et le choix a été difficile. Je vous propose Tormenta interprété par Canaro et Famá, car son texte est d’une grande actualité avec ce qui se passe actuellement en Argentine, les riches toujours plus riches et les pauvres mourant de faim. En prime, une version de Tormenta que vous n’avez jamais entendue tellement elle est inattendue…

Francisco Canaro et Ernesto Famá

Francisco Canaro a enregistré plus de 235 titres avec Ernesto Famá entre 1930 et 1941:
125 tangos, 37 valses, 13 milongas, et 60 rythmes jazz ou folkloriques (Corrido porteño, Fox-Trot, Marches, Pasodobles, Polcas, Rancheras et même des airs militaires).
Ce mardi 28 mars 1939, Canaro et Famá ont enregistré beaucoup de titres :

  • Qué importa ! de Ricardo Tanturi (Ricardo Luis Tanturi) Letra : Juan Carlos Thorry (José Antonio Torrontegui)
  • Tormenta de Enrique Santos Discépolo (musique et paroles)
  • Vanidad de Gerardo Hernán Matos Rodríguez Letra: Washington Montreal
  • Noche de estrellas (Vals) de José Luis Padula Letre : Enrique Cadícamo
  • Tra-la-la (Vals) de Luis Teisseire ; Germán Rogelio Teisseire Letra : Jesús Fernández Blanco

C’est une époque chargée pour ces deux artistes. Famá est clairement le chanteur vedette de Canaro à cette époque, loin devant Francisco Amor, puis Roldán et Adrián.

Extrait musical

Tormenta 1939-03-28 — Orquesta Francisco Canaro con Ernesto Famá.

Discépolo a fait la musique et écrit les paroles, l’œuvre est donc d’une grande cohérence.
Discépolo l’a écrit pour le film Cuatro corazones (Quatre cœurs), film dont il assure le scénario, la musique et le rôle principal…
Canaro enregistre quelques jours après la sortie du film, dans une version pour la danse, donc réarrangée.

Les paroles

¡Aullando entre relámpagos,
perdido en la tormenta
de mi noche interminable,
¡Dios ! busco tu nombre…
No quiero que tu rayo
me enceguezca entre el horror,
porque preciso luz
para seguir…
¿Lo que aprendí de tu mano
no sirve para vivir ?
Yo siento que mi fe se tambalea,
que la gente mala, vive
¡Dios! mejor que yo…

Si la vida es el infierno
y el honrado vive entre lágrimas,
¿cuál es el bien…
del que lucha en nombre tuyo,
limpio, puro?… ¿para qué?…
Si hoy la infamia da el sendero
y el amor mata en tu nombre,
¡Dios!, lo que has besado…
El seguirte es dar ventaja
y el amarte sucumbir al mal.

No quiero abandonarte, yo,
demuestra una vez sola
que el traidor no vive impune,
¡Dios! para besarte…
Enséñame una flor
que haya nacido
del esfuerzo de seguirte,
¡Dios! Para no odiar:
al mundo que me desprecia,
porque no aprendo a robar…
Y entonces de rodillas,
hecho sangre en los guijarros
moriré con vos, ¡feliz, Señor!

Enrique Santos Discépolo (musique et paroles)

Tania chante l’intégralité des paroles dans le disque, seulement une partie dans le film. En gras, la partie chantée par Ernesto Famá.

Traduction libre et indications

Hurlant au milieu des éclairs, perdu dans la tempête de ma nuit interminable,
Dieu ! Je cherche ton nom…
Je ne veux pas que tes éclairs m’aveuglent dans l’horreur, car j’ai besoin de lumière (Ici, « luz » est au masculin et il y a donc un jeu de mots, « luz » en lunfardo, c’est l’argent. Il faudrait donc plutôt traduire, j’ai besoin d’argent) pour continuer…
Ce que j’ai appris de ta main ne sert-il pas pour vivre ?
Je sens que ma foi chancelle, car les gens mauvais vivent,
Dieu ! Bien mieux que moi…

Si la vie est un enfer et que l’honneur est de vivre dans les larmes, quel est le bénéfice…
de celui qui combat en ton nom, être propre, pur ?… À quoi bon ?…
Si aujourd’hui l’infamie ouvre le chemin et que l’amour tue en ton nom,
Dieu, qu’as-tu embrassé…
Te suivre, c’est laisser l’avantage (aux autres) et t’aimer c’est succomber au malheur.

Je ne veux pas t’abandonner, prouvez une seule fois que le traître ne vit pas impuni,
Dieu ! Pour t’embrasser…
Montrez-moi une fleur qui soit née de l’effort de te suivre,
Dieu ! Pour ne pas haïr :
Le monde qui me méprise, parce que je n’apprends pas à voler…
Et ensuite à genoux, saignant dans les cailloux, je mourrai avec toi ; heureux ; Seigneur !

Autres versions

Pour commencer, une petite surprise à voir jusqu’au bout pour découvrir une version incroyable de Tormenta, à la toute fin de cet extrait…

Tormenta 1939-01-11 — Tania con acomp. de Orquesta. Dans le film « Cuatro corazones » réalisé par Carlos Schlieper et Enrique Santos Discépolo selon le scénario de ce dernier et écrit en collaboration avec Miguel Gómez Bao.
Le film est sorti le 1er mars 1939.
Acteurs : Enrique Santos Discépolo, Gloria Guzmán, Irma Córdoba, Alberto Vila, Eduardo Sandrini et Herminia Franco.
Tormenta 1939-01-11 — Tania con acomp. de Orquesta.

C’est la version disque de la chanson du film. Contrairement au film, la chanson est chantée en entier et il n’y a pas la fin délirante présentée dans le film.

Tormenta 1939-03-28 — Orquesta Francisco Canaro con Ernesto Famá. C’est le tango du jour.

Canaro enregistre quelques jours après la sortie du film.

Tormenta 1939-03-30 — Orquesta Francisco Lomuto con Jorge Omar.

Deux jours après Canaro, Lomuto suit le mouvement dans le sillage du film. Il est intéressant de comparer ses arrangements par rapport à ceux de Canaro.

Tormenta 1954-09-08 — Orquesta Carlos Di Sarli con Mario Pomar.

Le seigneur del tango donne 15 ans plus tard sa version. Du grand Di Sarli avec le magnifique Mario Pomar.

Tormenta 1962 — Orquesta José Basso con Floreal Ruiz.

On termine avec cette version destinée à l’écoute, comme la première de la liste, celle de Tania.

Silencio 1933 -03-27 – Carlos Gardel con la orquesta de Francisco Canaro y coro de mujeres

Carlos Gardel; Horacio G. Pettorossi Letra: Alfredo Le Pera ; Horacio G. Pettorossi

Le tango du jour est Silencio, enregistré par Gardel avec l’orchestre de Canaro en 1933. Ce titre « expiatoire » dévoile une des failles de Carlos Gardel, Enfant de France. Je vous invite à découvrir ou redécouvrir ce titre chargé d’émotion et d’histoire.

Une fois n’est pas coutume, je vais vous faire voir et écouter une version différente du tango du jour, avant la version du jour.
Nous sommes en 1932, Carlos Gardel est en France (comme beaucoup de musiciens et artistes Argentins à l’époque). Il y tourne quatre films et dans le dernier de la série, il chante une chanson dont on ne peut comprendre la totalité de l’émotion qu’avec un peu d’histoire.

Silencio 1932-11 Carlos Gardel con la Orquesta típica Argentina de Juan Cruz Mateo. Une version émouvante tirée du film « Melodía de arrabal » de Louis Gasnier.

Ce film a été tourné en France, à l’est de Paris, aux Studios de Joinville-le-Pont en octobre et novembre 1932. Le scénario est d’Alfredo Le Pera (auteur des paroles de ce titre, également).

Juan Cruz Mateo

L’orchestre représenté dans le film et qui joue la bande-son est la Orquesta típica Argentina de Juan Cruz Mateo. C’est un des 200 orchestres de tango de l’âge d’or. On en connaît guère aujourd’hui qu’une cinquantaine ayant suffisamment d’enregistrement pour être significatifs et sans doute pas beaucoup plus d’une cinquantaine ayant suffisamment de titres pour faire une tanda et cela à la condition de ne pas être trop exigeant. D’ailleurs pour certains titres que j’appelle « orphelins », je mélange les orchestres pour constituer une tanda complète et cohérente. Par exemple la Típica Victor dirigée par Carabelli et l’orchestre de Carabelli. Cela, c’est plus fréquemment pour les milongas qui sont plutôt déficitaires en nombre (moins de 600 milongas ont été enregistrées entre 1935 et 1955), contre presque le double de valses et quatre fois plus de tangos. En effet, l’âge d’or du tango, c’est à peine 6000 titres et tous ne sont pas pour la danse… C’est donc un patrimoine ridiculement petit par rapport à ce qui a été joué et pas enregistré.

Sur l’image de gauche, l’équipe du film « La Casa es seria » avec Juan Cruz Mateo, le pianiste de Gardel à droite de l’image. À sa droite, au premier plan, Le Pera et sur la gauche de l’image au premier plan… Carlos Gardel. Les autres sont des personnes de la Paramount qui a produit le film. La photo du centre montre Mateo et Gardel en répétition. À droite, autoportrait de Mateo devenu peintre…

Juan Cruz Mateo, ce pianiste et directeur d’orchestre argentin est un de ces oubliés. C’est sans doute, car il a fait sa carrière principalement en France et qu’il s’est recyclé comme peintre futuriste à la fin des années 30.
On lui doit notamment l’accompagnement orchestral de trois films interprétés par Gardel durant ses séjours parisiens, Espérame, La casa es seria et Melodía de arrabal dont est tiré cet extrait. C’est également le pianiste qui a le plus accompagné Carlos Gardel. Donc, si vous entendez chanter Gardel avec un accompagnement de piano, c’est certainement lui…

Extrait musical

Silencio 1933 -03-27 – Carlos Gardel con la orquesta de Francisco Canaro y coro de mujeres.

Cette version est particulièrement émouvante, avec son chœur de femme et la voix de Gardel. Nous y reviendrons après avoir étudié les paroles.

Les paroles

Silencio en la noche.
Ya todo está en calma.
El músculo duerme.
La ambición descansa.

Meciendo una cuna,
una madre canta
un canto querido
que llega hasta el alma,
porque en esa cuna,
está su esperanza.

Eran cinco hermanos.
Ella era una santa.
Eran cinco besos
que cada mañana
rozaban muy tiernos
las hebras de plata
de esa viejecita
de canas muy blancas.
Eran cinco hijos
que al taller marchaban.

Silencio en la noche.
Ya todo está en calma.
El músculo duerme,
la ambición trabaja.

Un clarín se oye.
Peligra la Patria.

Y al grito de guerra
los hombres se matan
cubriendo de sangre
los campos de Francia.

Hoy todo ha pasado.
Renacen las plantas.
Un himno a la vida
los arados cantan.
Y la viejecita
de canas muy blancas
se quedó muy sola,
con cinco medallas
que por cinco héroes
la premió la Patria.

Silencio en la noche.
Ya todo está en calma.
El músculo duerme,
la ambición descansa…

Un coro lejano
de madres que cantan
mecen en sus cunas,
nuevas esperanzas.
Silencio en la noche.
Silencio en las almas…

Carlos Gardel; Horacio G. Pettorossi Letra: Alfredo Le Pera ; Horacio G. Pettorossi.

Carlos Gardel et Imperio Argentina chantent la totalité du texte. Ernesto Famá ne chante que ce qui est en gras et deux fois ce qui est en bleu.

Traduction libre et indications

Le titre commence par un son de clairon. Le clairon jouant sur trois notes, cet air fait immédiatement penser à une musique militaire (le clairon ne permet de jouer facilement que 4 notes et trois autres notes ne sont accessibles qu’aux virtuoses de cet instrument, autant dire qu’elles ne sont jamais jouées.
Les notes, Sol Do Mi sont égrenées lentement, comme dans les sonneries aux morts. On peut dire que Canaro annonce la couleur dès le début…
Gardel reprend à la suite de la sonnerie sur le même Mi. Cela permet de faire la liaison entre le clairon et sa voix, ce qui n’était pas si évident à concevoir. Dans la version de 1932 c’est une trompette et pas un clairon qui lance Sol Sol Do et Gardel commence sur un Mi, ce qui est logique, c’est sa tessiture. La version de Canaro est donc à mon sens mieux construite de ce point de vue et l’usage du clairon est plus pertinent.

Silencio militar – Día de los muertos por la patria. Interprété par le régiment de Grenadiers à cheval « General San Martín », escorte présidentielle de la République argentine.

On remarquera que la sonnerie « officielle n’est pas la même, même si elle inclut la même séquence de trois notes. La sonnerie aux morts française est assez proche, mais pas identique non plus à celle proposée par Canaro. Disons que c’est une sonnerie factice destinée à donner le La. Pardon, le clairon ne peut pas jouer de La. Disons qu’il donne le Mi à Gardel.

Silence dans la nuit. Tout est calme maintenant. Les muscles dorment. L’ambition se repose.
Balançant un berceau, une mère chante une chanson bien-aimée qui touche l’âme, parce que dans ce berceau, se trouve son espoir. (Le chœur de femmes intervient sur ce couplet).
Ils étaient cinq frères. Elle était une sainte. Il y avait cinq baisers qui, chaque matin, effleuraient très tendrement les mèches argentées de cette déjà vieille aux cheveux blanchis. Il y avait cinq garçons qui sont allés à l’atelier en marchant. (L’atelier c’est la guerre)
Silence dans la nuit. Tout est calme maintenant. Les muscles dorment, l’ambition travaille. (L’ambition passe du repos au travail. Elle prépare le combat).
Un clairon résonne. La patrie est en danger. Et au cri de guerre, les hommes s’entretuent, couvrant de sang les champs de France. (À la place des chants de femmes, c’est ici le clairon qui résonne).
Aujourd’hui, tout est fini. Les plantes renaissent. Les charrues chantent un hymne à la vie. Et la petite vieille aux cheveux très blancs se sent très seule, avec cinq médailles que pour cinq héros lui a décernées la Patrie.
Silence dans la nuit. Tout est calme maintenant.
Les muscles dorment, l’ambition se repose…
Un chœur lointain de mères qui chantent berçant dans leurs berceaux, de nouveaux espoirs.
Silence dans la nuit.
Silence dans les âmes…

Les versions

Silencio 1932-11 Carlos Gardel con la Orquesta típica Argentina de Juan Cruz Mateo.

Une version émouvante tirée du film « Melodía de arrabal » de Louis Gasnier. C’est le même extrait, qu’en début d’article, mais sans la vidéo. Comme déjà indiqué, la sonnerie de trompette au début est différente de la sonnerie de clairon de la version de Canaro de 1933.

Silencio 1933 -03-27 – Carlos Gardel con la orquesta de Francisco Canaro y coro de mujeres.

C’est le tango du jour. Dans la version du film, il y a deux petites réponses de Imperio Argentina, sa partenaire dans le film, mais qui n’apparaît pas à l’écran au moment où elle chante. Ici, c’est un chœur féminin qui donne la réponse à Gardel.

Silencio 1933 Imperio Argentina con acomp. de guitarras, piano y clarín (trompette).

La partenaire de Carlos Gardel dans le film Melodía de arrabal, reprend à son compte le titre. C’est également une superbe version à écouter. On notera que sur le disque il est écrit Tango du film melodía de Arrabal. En fait, elle n’y chante que deux phrases en voix off et ce disque n’est donc pas tiré du film (même s’il n’est pas à exclure qu’il ait été enregistré en même temps que la bande son du film (octobre-novembre 1932) et qu’il soit sorti en 1933, à l’occasion de la sortie du film (5 avril 1933 à Buenos Aires), comme les versions de Canaro, qui était toujours à l’affut d’un bon coup financier.

Silencio 1933 Imperio Argentina con acomp. de guitarras, piano y clarín. Disque de 1933 (à gauche) — Une réédition du même enregistrement à droite, preuve du succès.

Une autre « erreur du disque est la mention d’un clairon. Contrairement à la version Canaro Gardel, c’est de nouveau une trompette, comme dans le film avec l’orchestre de Mateo.
Elle débute par Si Si Si Do Ré Ré – Ré Ré Ré Mi Fa, Les notes en rouge sont inaccessibles à un clairon. Cela ne peut donc pas être un clairon, d’autant plus que la sonorité n’est pas la bonne.
Le piano apparait pour sa part tardivement, à une minute par une petite fioriture sur la respiration de la chanteuse (de esa viejecita DING – DONG de canas muy blancas). Après 1 :11, la guitarre, le piano, puis la trompette se mêlent à la voix sur le refrain. À 2 : 18, on croit entendre une mandoline. Le piano termine par élégamment en faisant descendre la tension par un motif léger ascendant puis descendant.
J’aime beaucoup le résultat, Imperio a pris sa revanche sur Gardel en nous fournissant une version complémentaire et tout aussi belle.

Silencio 1933-03-30 — Orquesta Francisco Canaro con Ernesto Famá.

Trois jours après la version à écouter chantée par Gardel, Canaro enregistre le thème avec Ernesto Famá. Ce dernier en bon chanteur de refrain ne chante qu’une petite partie des paroles. Cela en fait un tango de danse. La tragédie des paroles est compensée par des fioritures, notamment avant la reprise du début du refrain.

Je ne vous propose pas d’autres versions, même s’il y en a environ deux douzaines, car avec cet échantillon réduit, on a l’émotion, l’image, l’homme qui chante, la femme qui chante et une version de danse. La totale, quoi ?
Parmi les versions que je laisse de côté, des interprétations de Gardel avec des guitares, Un Pugliese avec Maciel et pas mal de petits orchestres qui ont flashé pour le thème.

Pourquoi Silencio ?

Carlos Gardel Enfant de France

Je ne vais pas rouvrir le dossier et me fâcher avec mes amis uruguayens, mais je signale tout de même cette page où je présente les arguments en faveur d’une origine française de Gardel.
Ce qui ne peut pas être remis en question, c’est que Gardel est venu en France à diverses reprises, qu’il a visité sa famille française, notamment à Toulouse et Albi. Ce qu’on sait moins, c’est qu’étant né français, il était soumis à mobilisation pour la « Grande Guerre », celle de 1914-1918. Grâce à ses faux papiers uruguayens, il a pu échapper à l’accusation de désertion. Cependant, lors d’un séjour en France, il a visité les cimetières de la Grande Guerre.
On sent que cela le chatouillait. Le tango Silencio est un peu son expiation pour avoir échappé à la tuerie de 1914-1918. Tuerie et silence, cela ouvre m’a évoqué le grand sculpteur romantique, Auguste Préault, justement auteur de deux œuvres d’une force extrême, Tuerie et Le Silence.

Auguste Préault, sculpteur romantique

J’ai donc choisi pour l’illustration du jour, de partir d’une œuvre du sculpteur français Auguste Préault qui a réalisé en 1842 cette œuvre pour le monument funéraire d’un certain Jacob Roblès qui est désormais célèbre grâce à cette œuvre au cimetière du Père-Lachaise à Paris.
Il m’a paru logique de l’associer à « Tuerie » du même artiste pour évoquer la guerre de 1914-1918, même cette œuvre ne relate pas précisément des faits de guerre attestés. Elle se veut plus générique et provocatrice. D’ailleurs cette œuvre n’a été acceptée au salon officiel de 1839 que pour montrer ce qu’il ne fallait pas faire pour être un grand sculpteur. Préault réalisera la commande de Roblès en 1842, mais son œuvre ne sera exposée au salon qu’en 1849 (après 10 ans de purgatoire et d’interdiction d’exposition).
Le nom de « Le Silence » n’est pas de cette époque. Il a été donné plus tardivement, vers 1867.

Silencio. Montage et interprétation d’après « Tuerie » 1839 et « Le Silence » 1842 d’Auguste Préault, avec toute mon admiration. Ces œuvres portent le même message que Silencio.

Voici les deux œuvres et en prime un portrait de Préault par le photographe Nadar.

Auguste Préault par Nadar — Tuerie (Salon de 1834) — Monument funéraire de Jacob Roblès au Père-Lachaise (Paris). Sur le monument funéraire, l’inscription en hébreux « Ne rien cacher ». J’ai donc essayé de vous révéler l’origine de ce tango créé par un « déserteur ».

La vidéo de fin…

Pour une fois, je vais faire plusieurs entorses au format des anecdotes du jour en terminant par une vidéo au lieu d’une illustration que j’aurais réalisée.
Je n’ai pas choisi la musique, c’est une initiative de l’ami Memo Vilte qui voulait rendre un hommage à la France en chantant ce tango qui n’est pas dans son répertoire habituel de folklore argentin.

  1. Je ne suis pas l’auteur de cette vidéo. C’est notre amie Anne-Marie Bou de Paris qui l’a réalisée à l’arrache (c’était totalement impromptu). Merci à toi Anne-Marie.
  2. La danseuse extraordinaire, c’est Stella Maris, mais vous l’aurez reconnue. Muchísimas Gracias Stella.
  3. Je suis « danseur » médiocre dans cette vidéo. Vous comprenez maintenant pourquoi je préfère être DJ.
  4. La tour Eiffel s’est mise à scintiller pour saluer notre performance. C’était imprévu, mais on a apprécié cet hommage de la Vieille Dame au tango qu’elle a vu naître.

Lágrimas y sonrisas 1941-03-26 (Valse) – Orquesta Rodolfo Biagi

Pascual De Gullo Letra : Francisco Gullo (Pascual De Gullo)

Hier, avec Valsecito amigo, nous étions en présence d’une merveilleuse valse. Aujourd’hui, une autre valse, Lágrimas y sonrisas qui va nous permettre de parler (un tout petit peu) de théorie musicale. Je vous emporte dans le tourbillon de cette merveilleuse valse rénovée par Rodolfo Biagi.

Extrait musical

Pour suivre la suite, il est important de vous mettre la musique dans l’oreille dès à présent.
Voici donc la valse du jour. Elle a été composée en 1913 (il y a donc 111 ans), mais cette version a été enregistrée le 23 mars 1941, il y a exactement 83 ans par Biagi.

Lágrimas y sonrisas 1941-03-26 — Orquesta Rodolfo Biagi. C’est la valse du jour.

Vous avez peut-être perçu un changement d’ambiance à l’écoute en fonction des passages. Mais pour bien comprendre ce qui s’y passe, il faut faire un peu de théorie.

Lire une partition. La théorie musicale pour les débutants

Pardon à mes lecteurs musiciens, mais pour mieux faire comprendre aux non-spécialistes, je dois faire un topo liminaire très basique. Vous pouvez le sauter. Ceux qui ne sont pas tout à fait débutants pour se raccrocher aux étapes suivantes avant d’aller au cœur du sujet (au chapitre intitulé, Vous êtes renvoyés…) La vulgarisation, ce n’est pas de mettre des barreaux en haut de l’échelle, c’est de mettre des barreaux correctement espacés du bas au haut de l’échelle. Dixit un de mes professeurs à l’École du Louvre, il y a bien longtemps.

La hauteur d’une note

La portée est un ensemble de cinq lignes horizontales qui permet d’indiquer la hauteur d’un son.
Plus un son est aigu et plus il représenté haut sur la portée. Si le son est plus aigu ou grave que les lignes de la portée, on rajoute un petit bout de ligne avec la note (voir ci-dessous, pour le premier DO, à gauche).

Par la suite, j’utiliserai la notation avec le nom des notes (Do à Si) et pas les lettres A à G.

Les altérations

Pour marquer les subtilités de la musique, on a besoin de « crans » intermédiaires à ces 8 étages. Pour cela on utilise les dièses et les bémols.
Le dièse augmente d’un demi-ton la note qu’il précède. Le bémol baisse la note qu’il précède d’un demi-ton. Prenons l’exemple de la note Sol :

On peut donc monter ou descendre une note, au choix. Si on augmente la note la plus grave et qu’on baisse la plus aiguë, on obtient le même son.

Une vidéo qui vous montre un peu le principe du clavier du piano. https://youtu.be/WKuR6dwX6QE

Voici ce que donne la représentation sur une portée de l’air bien connu de Frère Jacques (Brother John / Lego Diego / Fra’ Martino / Bruder Jakob).

Représentation de la chanson Frère Jacques (Brother John / Lego Diego / Fra’ Martino / Bruder Jakob) sur une portée.

On peut donc raisonner en demi-tons, puisque chaque touche du piano (blanche et noire) est séparée de sa voisine d’un demi-ton.
Revenons à Frère Jacques (Brother John / Lego Diego / Fra’ Martino / Bruder Jakob) qui peut être écrit ainsi :
Do Ré Mi Do Do Ré Mi Do Mi Fa Sol
Entre le Mi et le Fa, il n’y a qu’un demi-ton. On peut donc obtenir la même mélodie, un peu plus grave ou aigue, en décalant le jeu. Par exemple Sol La Si Sol Sol La Si Sol Si Do Ré. Maintenant, le demi-ton est entre le Si et le Do.
On peut également jouer en incluant les touches noires, par exemple en commençant par Fa# Sol# La# et ainsi de suite.
Cela peut aider pour jouer avec des instruments qui ont une tessiture étroite (qui ne peuvent jouer que des notes sur une étendue restreinte d’une ou deux octaves, comme une flûte à bec). On change la note de référence pour l’adapter aux possibilités de l’instrument avec lequel on joue. Cela s’appelle la transposition. On fait aussi cela pour les chanteurs. Par exemple, si c’est une femme soprano qui chante ou un homme baryton, il faudra que l’orchestre s’adapte à la tessiture du chanteur.
Avec les instruments à cordes, on peut changer la tension pour modifier l’accord de l’instrument. Pour d’autres comme le bandonéon, c’est impossible. Il faut donc accorder tous les instruments pour qu’ils soient compatibles avec cet instrument. L’amusant est que selon les régions et les époques le « diapason » a changé et que certains se crêpent le chignon pour ce type de détail… Mais, cela devient un discours de « spécialiste » et n’a aucun intérêt pour la danse. Abordons donc d’abord le niveau trois, l’esprit tranquille.

Lire une partition. La théorie musicale, niveau trois, les modes

Il ne faudrait pas penser que toutes ces subtilités ont été créées pour pallier des problèmes techniques.
Les altérations (dièses et bémols) ont été inventées pour changer la tonalité (la couleur, les teintes, pour faire une comparaison avec la peinture).
Selon la disposition de ces altérations, l’ambiance du morceau va changer.
Le plus simple est d’écouter un morceau bien connu et de voir comment son ambiance change si on modifie la position des demi-tons.
Je reprends Frère Jacques (Brother John / Lego Diego / Fra’ Martino / Bruder Jakob) pour que ce soit bien clair.

Frère Jacques au piano en Do majeur. C’est la version habituelle.
Frère Jacques au piano en Do mineur.

La tonalité de la musique est bien différente. Le mi de la version habituelle est devenu un mi bémol. Il est un demi-ton plus bas. Cela suffit à changer la façon dont on perçoit la musique. Elle semble plus triste. Ce mode particulier est appelé mode mineur par opposition au mode majeur plus gai que l’on est habitué à entendre pour ce titre.

Lire une partition. La théorie musicale, niveau quatre, l’armature et les changements de mode

On parle toujours du mode et pas de la mode vestimentaire, hein ?
On a vu que le changement de mode donnait une couleur particulière à la musique. Pour éviter d’avoir à écrire chaque dièse ou bémol à la clef, on a décidé de mettre en début de partition, tous les dièses ou bémols à utiliser. Pour être précis, c’est soit des dièses, soit des bémols et l’ordre en est précis, on n’écrit pas n’importe quoi à l’armature (cette partie de la partition).
Cette armature indique la tonalité d’un morceau. Par exemple, il peut être en Do majeur, c’est une des tonalités les plus simples. Au piano il se joue uniquement avec les touches blanches. La plupart des chansons enfantines sont dans cette tonalité, car elles sont souvent jouées sur des instruments rudimentaires qui ne permettent pas les demi-tons.
Dans Lágrimas y sonrisas, le mode change en cours de route.

On remarquera à l’armature au tout début, trois bémols (Si b, Mi b, La b). Cela indique que tous les Si, tous les Mi et tous les La seront altérés (joués un demi-ton plus bas), sauf indication contraire.
Contrairement au dièse ou au bémol isolé, ces altérations placées en début de partition influent sur toute la musique. Dans le cas de cette valse, on peut dire qu’elle commence en Do mineur donc un mode nostalgique, triste. Je n’entre pas dans les détails, ce serait trop long à exposer ici.
On remarquera sur la seconde page de la partition, à l’endroit du changement de couleur, trois signes placés sur les lignes des Si, Mi et La (les lignes des notes qui sont altérées. Ces signes qui ressemblent un peu aux dièses sont des bécarres. Leur fonction est d’annuler les altérations sur les notes considérées. Ici, comme c’est au début d’une partie, c’est valable pour tout ce qui suit. Tous les Si, tous les Mi et tous les La seront désormais ordinaires [ni plus graves ni plus aigus].

Le bécarre peut aussi être placé devant une seule note, comme un dièse ou un bémol. Dans ce cas, il ne modifie que la note qui va être jouée et pas les suivantes qui garderont l’altération [dièse ou bémol] appliquée à la clef dans l’armure.
Cela semble un peu compliqué, mais une fois qu’on a compris, c’est pratique.

Vous êtes renvoyés…

Je reviens à la partition de Lágrimas y sonrisas. On a observé qu’au début elle était en Do mineur [3 bémols], puis que dans la partie de couleur ambre, elle était en mode majeur [ici Do majeur].
Cela veut dire que le début est plutôt triste et la partie de couleur ambre, plus gaie.
Cela s’entend assez clairement à l’écoute si on arrive à passer par-dessus deux difficultés.
La première est que les partitions sont écrites à l’économie. Lorsque l’on rejoue le même passage, on en l’écrit pas, on utilise des systèmes de renvoi. Par exemple, à la fin, on voit D. C. qui signifie Da Capo [en tête] et qui indique au musicien qu’il doit maintenant recommencer du début. D’autres renvois plus discrets sont les doubles barres verticales.

La seconde difficulté est qu’il y a des altérations ou des bécarres sur des notes isolées. On voit dans l’illustration précédente, des bécarres sur les trois « Si » de la première mesure entière de cet extrait.
C’est-à-dire que la tonalité a en fait changé avant l’arrivée des bécarres. C’est tout simplement que le compositeur, Pascual de Gullo dans le cas présent, prépare l’oreille de l’auditeur pour le nouveau mode à venir. C’est ici très discret, c’est plus marqué à d’autres endroits. On remarquera la même chose dans d’autres mesures avec la présence de bécarres ou dièses isolés. Je signale ces changements dans la seconde écoute, ci-dessous.
Ce sont ces subtilités qui font l’harmonie de la musique. Imaginez que vous passiez directement de Frère Jacques en mode majeur à sa version en mode mineur, sans préparation…
La plupart des morceaux contiennent des changements de tonalité, moins souvent des changements de mode comme ici.

Nouvelle écoute de la valse du jour

Maintenant que vous êtes au courant, je vous propose d’écouter de nouveau et d’essayer de détecter ces changements de mode qui font passer du triste des larmes [Lágrimas] au gai des sourires [Sonrisas].

Lágrimas y sonrisas 1941-03-26 — Orquesta Rodolfo Biagi.

0 : 00 Mineur
0 : 18 Un peu de majeur [altérations avec des dièses pour changer la tonalité et le mode de façon très temporaire]
0 : 26 Mineur
0 : 51 Majeur
1 : 17 Mineur
1 : 31 Un peu de Majeur [altérations avec des dièses pour changer la tonalité et le mode de façon très temporaire]
1 : 44 Mineur jusqu’à la fin, mais les fioritures au piano de Biagi, tempèrent l’idée de tristesse, même s’il y a un léger ralentissement final.

Les paroles

Malheureusement, on n’a pas de version enregistrée avec les paroles de Francisco Gullo. On ne pourra donc pas entendre comment s’articulent les passages tristes ou gais, avec les paroles correspondantes. J’indique donc les paroles pour votre référence, même si vous avez peu de chance de les entendre interprétées, un jour.

Inmenso es el pesar que tu ausencia me ha causado,
Mi corazón desgarrado sangra de tanto llorar,
Ya no puedo vivir sin tus dulces sonrisas
Lágrimas cruentas derramo sabiendo que te perdí…

Tus sonrisas, mágicas de encanto son
Embeleso de mis lágrimas de amor,
Me acarician con su divino rubor
Soñándolas, vana ilusión, consuelo mi corazón…

Porque te amaba de veras
Forjaba quimeras con loca ansiedad,
Y en tus hermosas sonrisas
Quedó prisionera mi felicidad…

Hoy que el recuerdo se ahonda en la mente
Quisiera verte una vez más,
Para confiarte en secreto, alma mía
Que mi amor, no te olvido jamás…

Bésame con pasión tu boca me murmuraba,
No te atormentes, que nada de ti me separará,
Siempre te nombrarán mis lágrimas sentidas
Por tus sonrisas fingidas, estoy enfermo de amor…

Pascual De Gullo Letra : Francisco Gullo (Pascual De Gullo)

Traduction libre et indications

Immense est le chagrin que m’a causé ton absence. Mon cœur déchiré saigne de tant pleurer.
Je ne peux plus vivre sans tes doux sourires. Des larmes sanglantes que j’ai versées en sachant que je t’ai perdue…
Tes sourires sont magiques de charme, embellissant mes larmes d’amour. Ils me caressent de leur divine rougeur. En rêver, vaine illusion, console mon cœur…
Parce que je t’aimais vraiment ; j’ai forgé des chimères avec une folle anxiété et dans tes beaux sourires, mon bonheur était emprisonné…
Aujourd’hui, que le souvenir s’engloutit dans l’esprit, j’aimerais te voir une fois de plus [voir le sublime tango « Quiero verte una vez más » de Mario Canaro avec des paroles de José María Contursi, sur le même thème].
Pour te confier secrètement, mon âme, que mon amour ne t’oubliera jamais
Embrasse-moi passionnément, me murmura ta bouche, ne te tourmente pas, car rien ne me séparera de toi. Toujours mes larmes sincères te nommeront. À cause de tes sourires feints, je suis malade d’amour…
Les paroles sont plutôt jolies et sensibles. La chute finale avec les sourires feints ouvre différents horizons que je vous laisse explorer ; —)

Les versions

Lágrimas y sonrisas 1913 — Eduardo Arolas y su Orquesta Típica.

Un enregistrement acoustique, donc un peu sévère pour nos oreilles modernes, mais qui laisse tout de même remarquer la qualité de l’interprétation. Cependant, le manque de variations peut laisser paraître le titre un peu monotone.

Lágrimas y sonrisas 1914 — Quinteto Criollo Tano Genaro Espósito.

L’année suivante, Tano Genaro l’interprète avec son Quinteto Criollo. À mon avis, on peut se passer facilement de cette version, plutôt ennuyeuse.

Lágrimas y sonrisas 1932-12-05 — Trío Ciriaco Ortiz.

Bien que de 1932, cette version à deux guitares et un bandonéon, peut se danser, mais elle ne devrait pas susciter des enthousiasmes débordants. Les guitares de Ramón Andrés Menéndez y Vicente Spina (le compositeur de Loco turbión) font leur travail, mais le bandonéon de Ciriaco Ortiz est un peu paresseux.

Lágrimas y sonrisas 1934-10-20 — Orquesta Adolfo Pocholo Pérez.

On monte un peu en énergie et la différence entre les parties tristes (mineure) et gaies (majeures) est bien sensible.

Lágrimas y sonrisas 1936-09-29 — Orquesta Juan D’Arienzo.

Une version classique. Biagi se remarque au piano par quelques éléments légers. Dans la partie gaie, il accompagne de façon légère les pizzicati des violons. Le final à la D’Arienzo suggère une accélération et la valse nous entraîne puissamment jusqu’aux dernières notes.
Il est un peu dommage de ne pas en avoir un enregistrement de 1938, car c’est cette valse qui a poussé D’Arienzo à virer Biagi, car il devenait de plus en plus la vedette de l’orchestre. En effet, à la suite d’une interprétation brillante de cette valse, Biagi se leva pour saluer le public qui applaudissait à tout rompre. D’Arienzo s’est alors dirigé vers lui pour lui signifier à voix basse qu’il était viré ; “¡Soy la única estrella de esta orquesta…estás despedido!». Je suis la seule vedette (étoile) de cet orchestre, tu es viré !

Lágrimas y sonrisas 1941-03-26 — Orquesta Rodolfo Biagi.

C’est la valse du jour. Là, Biagi a son propre orchestre. Il peut se lâcher complètement au piano pour nous proposer cette version brillante. Les expirations haletantes des bandonéons, les glissandos des violons et les accents énergiques du piano donnent une grande variété à cette interprétation. La fin n’a pas l’impression d’accélération que possède la version de D’Arienzo, mais les motifs des 30 dernières secondes démontrent la virtuosité de Biagi au piano.

Lágrimas y sonrisas 1974-04-26 — Orquesta Alfredo De Angelis

Je terminerai avec un autre pianiste, De Angelis qui propose une version bien différente et tardive de cette très belle valse où on retrouve le même jeu que dans les 30 dernières secondes de la version de Biagi, mais plus tôt. On peut considérer que c’est un hommage, une citation. Cela permet à De Angelis de retrouver l’accélération finale qui avait été gommée dans la version de Biagi.

Valsecito amigo 1943-03-25 – Orquesta Aníbal Troilo con Francisco Fiorentino

Aníbal Carmelo Troilo Letra José María Contursi

Si comme moi vous adorez les valses, vous devez avoir le titre du jour, Valsecito amigo bien au chaud dans votre cœur. Ce titre est né sous tous les bons auspices avec la musique de Troilo, les paroles de Contursi et la voix de Fiorentino. Vous en aviez rêvé, Pichuco l’a fait pour vous.

Aníbal Carmelo Troilo y Marcos

Pichuco, el Gordo, el bandoneón mayor de Buenos Aires et autres appellations témoignent de l’affection que portent les Portègnes à Troilo.

Il utilisait son nom véritable, tout comme son grand frère Marcos, également bandonéiste et qui travailla d’ailleurs dans l’orchestre de son frère de 1941 à 1947.

Le chouchou de Buenos Aires

À Buenos Aires, Troilo est littéralement adoré. C’était nettement moins le cas en Europe et je me souviens qu’en 2014, en France, pour le centenaire de sa naissance, certains danseurs faisaient la moue quand j’annonçais une tanda de Troilo. J’ai cependant insisté et je pense que désormais, Troilo est unanimement apprécié, même s’il y a quelques semaines, je recueillais les confidences d’un danseur qui m’indiquait qu’il avait du mal à danser sur Troilo.
Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le débat ici, mais Troilo a fait du tango pour la danse et du tango à écouter. Par ailleurs, il adorait les chanteurs et leur a donné un peu plus de présence. Cela a donc influé sur la dansabilité de ses titres. Il convient donc de choisir les Troilo que l’on propose en milonga et l’on peut donner énormément de bonheur aux danseurs, même en sortant de la liste d’une quinzaine de titres à laquelle se limitent la plupart des DJ.
Avec cette valse, pas de risque de déception, sauf bien sûr pour les rares danseurs qui n’aiment pas les valses (bisous, Henri et Catherine).

Les débuts de Pichuco contés par son frère, Marcos

Je vous propose cette archive datant de 1969, dans laquelle son grand frère, Marcos, parle des débuts de son fameux frère. L’entrevue est menée par Pipo Mancera (José Nicolás Mancera)

Marcos Troilo habla de Anibal 1969-07-12 — Sábados circulares de Pipo Mancera

Transcription partielle, mais pas partiale.

Pipo hablando a Aníbal: Pichuco, No, no te voy a pedir nada, se lo voy a preguntar a Troilo, pero no a vos, se lo voy a preguntar a tu hermano.
Pipo a Marcos: Si usted fuera tan amable, adelante señor Troilo.
Pipo al público: Marcos Troilo, hermano mayor de Aníbal Troilo.
Pipo a Marcos: Como era su hermano cuando era chico?
Marcos: Bueno mi hermano cuando chico ya dejaba entrever que iba a ser un poquito gordito […] que estaban en una época de los 10 a los 12 años 13 años bueno.
Pipo a Marcos: Señor Troilo cuando se despierte en Pichuco su amor por la música?
Marcos: Bueno, Pichuco, hace muchísimos años, tenía la edad de 10, 11 años y nosotros frecuentábamos un club que se llamó la Fanfarria (La Fanfarria estaba en los terrenos del antiguo Hipódromo Nacional, ahora, lugar de la cancha de River Plate, el club de Aníbal…) en las cuales los socios aportaban semanalmente uno o dos pesos y todas las semanas los mismos socios hacían una pequeña jugada en la cual si se llegaba a ganar se aportaba para hacer un picnic o una fiesta o un baile.
Pipo: Qué lindo
Marcos: Entonces es ahí donde empezó la vocación de Pichu pues esa cosa que se le despertó a él. Y yo recuerdo muy bien en los picnics cuando se encontraba con los bandoneones que actuaban en esa fiesta que festejaban eso que nosotros estábamos ahí que se sentaba siempre al lado de uno de los bandoneones y lo miraba muy atentamente.
Entonces llegó un día de que esos picnics se hacían con mucha frecuencia y un día le dijo a mi madre que le comprara un bandoneón. Esta vez así que en una oportunidad yo regresaba a casa y me dijo mi madre dice mira dice lo que hay arriba de esa cama. Y era un bandoneón que le había comprado en una casa de la calle Córdoba, a un señor que lo recuerdo como si fuera ahora, se llamaba “Esteinguar” (o Estenguar, apellido a verificar)
Pipo: Si como es este mismo (El bandoneón que está usando Aníbal)
Aníbal: Cuarenta y tres años.
Pipo: El fueye que le compro su madre.
Marcos: y creo que le costó 140 pesos […]
Pipo: 140 pesos
Aníbal: A pagar 10 pesos por mes.
Hay una anécdota curiosísima. A los cuatro meses, no vinieron a cobrar. El tipo se había muerto. Así que me costó 40 pesos.
Pipo a Marcos: Pero me has dado un dato que para mí es muy importante […] (Pipo pido el fuye a Anibal, tratando de hacer tocar a Marcos…) usted aprendió a tocar el fueye porque sabía que su hermano iba a ser famoso.
Marcos: No simplemente porque me contagió el entusiasmo que él tenía y un día decidí practicar y empecé a tocar una cosita de acá otra cosita de acá agregando y empecé a tocar un valsecito con éxito.
Pipo: Cuántos años hace que no toca el bandoneón?
Marcos: Bueno en honor de la verdad creo que hace del año 48 a fines del 48 (Marcos tocó en la orquesta de su hermano hasta 1947).
Pipo: Qué es lo que mejor recuerda que tocaba en bandoneón… Un valsecito, un tanguito?
Marcos: Creo que era un tango de Charlo. Este tango precioso. No recuerdo bien el nombre ahora, pero, que Pichuco me lo puede hacer recordar. […]

Marcos Troilo habla de Anibal 1969-07-12 — Sábados circulares de Pipo Mancera. En azul mis comentarios.

Traduction libre de l’entrevue avec Marcos Troilo

Pipo s’adressant à Aníbal : Pichuco, non, je ne vais rien te demander, je vais demander à Troilo, mais pas à toi, je vais demander à ton frère.
Pipo à Marcos : Si vous voulez bien le faire, venez, M. Troilo.
Pipo au public : Marcos Troilo, le frère aîné d’Aníbal Troilo.
Pipo à Marcos : Comment était ton frère quand il était enfant ?
Marcos : Eh bien, quand il était enfant, mon frère avait déjà laissé entendre qu’il allait être un peu potelé […] C’était au moment où il avait 10 à 12 ans, 13 ans.
Pipo à Marcos : M. Troilo, quand l’amour pour la musique s’éveille-t-il chez Pichuco ?
Marcos : Eh bien, Pichuco, il y a de nombreuses années, il avait 10 ou 11 ans et nous fréquentions un club appelé la Fanfarria (la Fanfare, qui était sur le terrain de l’ancien hippodrome national, aujourd’hui l’endroit où se trouve le terrain de River Plate, le club d’Aníbal…) dans lequel les membres contribuaient à hauteur d’un ou deux pesos par semaine et chaque semaine, les membres eux-mêmes faisaient une petite pièce dans laquelle s’ils gagnaient, c’était un apport pour faire un pique-nique, une fête ou une danse.
Pipo : C’est mignon.
Marcos : C’est donc là que la vocation de Pichu a commencé, cette chose qui s’est éveillée en lui. Et je me souviens très bien que lors des pique-niques, lorsqu’il rencontrait les bandonéonistes qui jouaient à cette fête. Il s’asseyait toujours à côté de l’un des bandonéonistes et le regardait très attentivement.
Puis il y a eu un jour où ces pique-niques étaient très fréquents et un jour il a dit à ma mère de lui acheter un bandonéon. Une fois que je rentrais à la maison, ma mère m’a dit, regarde ce qu’il y a sur ce lit. Et c’était un bandonéon qu’elle avait acheté dans une maison de la rue Cordoba, à un homme dont je me souviens comme si c’était maintenant, son nom était « Esteinguar » (ou Estenguar, nom de famille à vérifier)
Pipo : Oui, c’est celui-ci. (Le bandonéon qu’utilise Troilo est celui acheté par sa mère)
Hannibal : Quarante-trois ans.
Pipo : Le fueye que votre mère lui a acheté.
Marcos : Et je pense que ça lui a coûté 140 pesos […]
Pipo : 140 pesos
Aníbal : À payer 10 pesos par mois.
Il y a une anecdote très curieuse. Au bout de quatre mois, ils ne sont pas venus réclamer leur dû. Le gars était mort. Cela m’a donc coûté 40 pesos.
Pipo à Marcos : Mais tu m’as communiqué une information qui est très importante pour moi […] (Pipo emprunte le bandonéon à Anibal et essaye d’en faire jouer son frère, Marcos) tu as appris à jouer du bandonéon parce que tu savais que ton frère allait devenir célèbre ?
Marcos : Non, simplement parce que j’ai été contaminé par l’enthousiasme qu’il avait et qu’un jour j’ai décidé de m’entraîner et j’ai commencé à jouer une petite chose d’ici, une autre petite chose par-là, et j’ai commencé à jouer une valse avec succès.
Pipo : Combien d’années se sont-elles écoulées depuis que vous n’avez pas joué du bandonéon ?
Marcos : Eh bien, pour être honnête, je pense que c’était en 1948 à la fin de 1948 (Marcos a effectivement joué dans l’orchestre de son frère jusqu’en 1947).
Pipo : De quoi te souviens-tu le mieux quand tu jouais du bandonéon ? Une valse, un tango ?
Marcos : Je crois que c’était un tango de Charlo. Un beau tango. Je ne me souviens plus très bien du nom, mais Pichuco peut me le rappeler. […]

Extrait musical

Écoutons maintenant le tango du jour, qui est cette merveilleuse valse, Valcesito amigo.

Valsecito amigo 1943-03-25 — Orquesta Aníbal Troilo con Francisco Fiorentino.

Les paroles

Vals sentimental de nuestras viejas horas,
¡nunca te escuché tan triste como ahora!
Llegas hasta mi para aumentar mi queja,
tiene tu rondín sabor a cosa vieja…
Vals sentimental, ingenuo y ondulante,
vuelvo a recordar aquellos tiempos de antes.
Una voz lejana me acusa en tu canción,
¡valcesito!… ¡y envuelve mi emoción!

Vuelca tu nostalgia febril,
tu musiquita sensual,
se que no es posible seguir
oyéndote sin llorar.
Valcesito amigo, no ves
esta incertidumbre tenaz
que no hace más
que remover y conmover
mi soledad…
Unos ojos verdes de mar
más grandes que su ilusión,
unas ansias grandes de amar…
después… llorando una voz…
Valcesito amigo, no ves
que tu musiquita sensual
no sabe más
que atormentar y atormentar
mi corazón…

Cuando llegue el fin de mi oración postrera,
quiero imaginarla así, como ella era…
Juntaré mi voz a aquellos labios suyos,
mientras tu canción nos servirá de arrullo.
Vals sentimental de nuestras horas,
ya no me verán tan triste como ahora.
Lentamente tus notas amigas cantaré,
valsecito… ¡y entonces moriré!

Anibal Troilo Letra: José María Contursi

Traduction libre

Petite valse amicale

Valse sentimentale de nos heures anciennes, jamais en t’écoutant je n’ai eu tant de peine.
Tu ne viens à moi que pour me tourmenter. Tes notes ont la saveur des choses passées…
Valse sentimentale, ingénue et ondulante, de ces temps d’autrefois tu fais revenir le souvenir.
Une voix lointaine m’accuse dans ta chanson, petite valse, et enserre mon émotion.

Tu verses ta nostalgie fébrile, ta petite musique sensuelle, tu sais que je ne peux pas continuer de t’entendre sans pleurer. Petite valse amie, ne vois-tu pas cette incertitude tenace, qui ne fait rien que remuer et aviver ma solitude ?
Des yeux verts de mer, plus grands que ton illusion, une fringale immense d’aimer…
Puis… Une voix qui pleure…
Valse amicale, ne vois-tu pas que ta petite musique sensuelle ne sait rien faire d’autre que tourmenter et tourmenter mon cœur…

Quand arrivera la fin de ma dernière prière, je veux l’imaginer ainsi, comme elle était…
Je joindrai ma voix aux siennes lèvres, pendant que ta chanson nous servira de roucoulement.
Valse sentimentale de nos heures ; jamais me virent si triste comme maintenant. Lentement, je chanterai tes notes amicales, petite valse… et ensuite, je mourrai !

Pour une autre traduction en français, vous pouvez consulter celle de Fabrice Hatem, sur son site.

Les versions

Valsecito amigo 1943-03-25 — Orquesta Aníbal Troilo con Francisco Fiorentino.

C’est le tango du jour. Troilo est sur son terrain, car il en est le compositeur.
La première minute fait monter la tension afin de préparer l’intervention de Fiorentino. Le mode mineur adopté donne un peu de nostalgie à la musique, mais le rythme soutenu entraîne les danseurs dans une valse énergique. Les instruments, violons et bandonéon, mais aussi la voix relance l’énergie à chaque mesure. Le premier temps est marqué de façon sensible mais sans brutalité, toute en subtilité. Troilo a trouvé une façon de marquer les trois temps de la valse avec un style particulièrement fluide, que préserve Fiorentino. Impossible de résister à l’élan sans cesse renouvelé. Même Fiorentin ne semble pas devoir reprendre son souffle, pour ne pas couper la dynamique malgré une diction parfaite et rapide.

Valsecito amigo 1943-08-17 Orquesta Francisco Canaro con Eduardo Adrián.

Enregistrée cinq mois plus tard, la version de Canaro marque bien la différence de style. Troilo a une modernité naissante bien différente de la version plus traditionnelle de Canaro. Cependant, il ne faudrait pas jeter la magnifique prestation de Canaro et l’émotion que suscite Eduardo Adrián.
Canaro qui est également à la tête d’un orchestre de jazz utilise des instruments plus rares dans les típicas de tango, comme la trompette bouchée ou la clarinette.
Les instruments se répondent, des motifs répondent à l’instrument principal qui peut être la voix. Ces petits accents sont comme des fioritures que peuvent observer les danseurs pour sortir du rythme régulier et puissant bien que d’un tempo plus modéré. Canaro donne la parole successivement à chaque instrument ce qui évite la monotonie, chaque reprise a une couleur différente.
Canaro a sa sonorité propre, facilement reconnaissable et le résultat est aussi fantastique que la version de Troilo et Fiorentino. Sur l’île déserte, il faut absolument emporter les deux.

S’il existe bien sûr d’autres enregistrements, il n’y a rien de bien passionnant qui puisse faire passer au second plan les versions de Troilo et Canaro.
On dirait que les merveilles réalisées par ces deux monstres sacrés ont fait peur aux suiveurs.
Cependant, un enregistrement moderne me semble intéressant, peut-être, car il me rappelle le Cuarteto Cedrón qui fut un des orchestres qui berça mon enfance avec la voix si particulière de Juan.

Valsecito amigo 2010-10-22 La Típica Orquesta de Tango con Juan Tata Cedrón (voz y dirección).

À voir

Pour mieux connaître Pichuco, vous pouvez consulter ce film documentaire sur ceux qui font vivre l’héritage de Pichuco. Il a été réalisé en 2014 à l’occasion du centenaire de sa naissance.

Un recorrido musical por la obra de Aníbal ¨Pichuco¨ Troilo, uno de los personajes fundamentales de la historia del Tango y la música Argentina. Director: Martín Turnes. 2014. https://play.cine.ar/INCAA/produccion/1451

Il faut un compte pour voir le film, mais c’est gratuit et cela vous ouvrira la porte des merveilleuses ressources de l’INCAA.

Adiós, los Troilos

Marcos est décédé le 7 avril 1975 et un peu plus d’un mois plus tard, Anibal l’a rejoint.
Le poète Adrián Desiderato écrivit à cette triste occasion :
« Fue un 18 de mayo, ese día al bandoneón, se le cayó Pichuco de las manos ».
Ce fut un 18 mai, ce jour du bandonéon, qu’il tomba des mains de Pichuco.
Depuis l’âge de dix ans, l’instrument n’a pas quitté Anibal. On a donc décidé de faire du 18 mai le jour du bandonéon. Le seul hic, c’est qu’il y a un doute réel sur la date de décès d’Anibal, 18 ou 19 mai  ?
Je vous laisse méditer, comme le héros de cette valse, interprété par Fiorentino, Adrián et Cedrón.

Lorenzo 1927-05-24 — Orquesta Osvaldo Fresedo

Agustín Bardi Letra : Mario Alberto Pardo

Je pense que vous ne devinerez pas pourquoi il y a un tigre pour présenter le tango du jour, Lorenzo enregistré par Fresedo. Lorenzo était-il un tigre du zoo de Buenos Aires ? Parle-t-on d’un Lorenzo originaire de Tigre ? Rien de tout cela, vous ne pourrez jamais deviner sans lire ce qui suit…

Le tango « Lorenzo » a été composé par Agustín Bardi et les paroles écrites par Mario Alberto Pardo en l’honneur du bandonéoniste Juan Lorenzo Labissier.
Il a été joué pour la première fois dans le café Dominguez (celui qui est célébré par D’Agostino avec la célèbre phrase introductive dite par Julián Centeya :

« Café Domínguez de la vieja calle Corrientes que ya no queda. Café del cuarteto bravo de Graciano de Leone. »

Café de la vieille rue Corrientes [rue de Buenos Aires, célèbre pour ses théâtres et son histoire intime avec le tango] qui n’existe plus. Café du cuarteto Bravo de Graciano de Leone.
Nous n’avons aucun enregistrement de cette époque [avant 1919] de ce cuarteto constitué de lui-même à la direction et au bandonéon, de Roccatagliata au violon de Carlos Hernani Macchi à la flûte et d’Agustín Bardi, l’auteur de ce tango, au piano.
On peut se demander pourquoi Bardi a dédicacé ce tango à Labissier alors qu’il travaillait pour un autre bandonéoniste. Je n’ai pas la réponse ;-)
Souvent, les hommages sont faits en mémoire d’un ami récemment défunt comme la magnifique Valse « A Magaldi », mais dans le cas présent, le dédicataire a survécu près de 40 ans à cette dédicace. Bardi le connaissait pour avoir travaillé avec lui au café Café Royal, café plus connu sous son surnom de Café del Griego (du Grec). Ce café était situé à proximité de l’angle des rues Necochea et Suarrez (La Boca). À l’époque Bardi était violoniste et se transforma en pianiste… Signalons en passant que Canaro qui a enregistré le titre le 23 mai 1927, la veille de Fresedo qui signe le tango du jour avait fait ses débuts officiels dans les mêmes parages.
N’oublions pas que sur quelques dizaines de mètres se collisionnent de nombreux souvenirs de tango, Lo de Tancredi, le lieu de naissance de Juan de Dios Filiberto, La de Zani, et la rencontre entre Canaro et Eduardo Arolas qui était surnommé le Tigre du bandonéon. Cela pourrait être une des raisons pour laquelle j’ai mis le tigre dans l’image de couverture, mais il y en a une autre. Soyez patients.

Là où on revient à Lorenzo

Pour revenir au dédicataire du tango, Lorenzo n’était pas comme Arolas un Tigre, mais il a joué durant une vingtaine d’années de son instrument dans différents orchestres et notamment avec Vicente Greco (trio, quinteto et típica). La communauté des musiciens de tango semble avoir été très soudée à cette époque et Lorenzo était donc un proche des Greco (Vicente, mais aussi ses frères, Ángel et Domingo).
On peut voir cela aux dédicaces des partitions.

Il a composé quelques titres parmi lesquels : Aquí se vacuna, dédicacé aux docteurs Gregorio Hunt et Fernando Álvarez, La biyuya (l’argent en lunfardo), El charabón (nandou) dédicacé à son ami José Martínez, Blanca Nieve (Blanche Neige) dédicacé à sa sœur Blanca Nieve Labissier, Pochita, Ensueño, Ósculos de fuego, Romulito, Recuerdo inolvidable

Orchestre de Vicente Greco. Lorenzo est le bandonéon de droite. Dans la plupart des illustrations, la photo est inversée. Là, vous l’avez en couleur et à l’endroit…

Extrait musical

Lorenzo 1927-05-24 — Orquesta Osvaldo Fresedo (C’est le tango du jour).

Les paroles

Tous les enregistrements sont instrumentaux, mais il y a des paroles, écrites par Mario Alberto Pardo. Les voici…

Noches de loco placer,
de orgias, de mujeres, de champán
que ya no volveré a beber
porque mi corazón,
sangrando en sus recuerdos,
llora una emoción.

Cuando el primer metejón
en mi pecho clavo su ponzoña fatal
y la traición de mujer
en mi pecho el veneno empezó a destilar,
vicio tras vicio adquiriendo,
fui necio bebiendo
mi propio pesar;
loco, hice de mi vida
milonga corrida
buscando olvidar.

Así da gusto la vida
quien lo pudiera gozar
sin un dolor, sin un pesar
con un amor a disfrutar,
buscando siempre la alegría
que reinara
en la música del fueye,
de las copas y el champan.

Agustín Bardi Letra : Mario Alberto Pardo

Traduction libre et indications

Nuits de plaisir fou, d’orgies, de femmes, de champagne que je ne reviendrai plus boire, parce que mon cœur, saignant dans ses souvenirs, pleure son émotion.
Quand, la première passion amoureuse cloua dans mon cœur son poison fatal et la trahison de la femme s’est mise à distiller son venin, ajoutant vice sur vice, j’ai été stupide de boire mon propre chagrin ;
Fou, j’ai fait de ma vie une milonga débridée pour chercher à oublier.
Ainsi, la vie rend heureux celui qui pourrait en profiter sans douleur, sans regret, avec un amour à profiter, cherchant toujours la joie qui régnera dans la musique du bandonéon, des coupes et le champagne.

Heureusement qu’il parle de bandonéon à la fin, pour rester dans le thème de l’hommage à l’ami du compositeur. Je n’ai pas d’information sur la vie amoureuse de Lorenzo. Il dédicace un tango à sa sœur, Blanche Neige, pas à ma connaissance à une femme. Peut-être a-t-il été empoisonné comme le suggère ce tango et Bardi, en bon ami, a essayé de le consoler avec ce titre.

Les versions

Lorenzo 1926-12-28 — Orquesta Julio De Caro.

Parmi les éléments amusants de cette version, le couplet sifflé à 0:15 et à 1:15) et le cri à 2:21. Le bandonéon est assez discret, les violons dans les pizzicati et les legati, voire le piano, ont plus de présence. Cela n’enlève rien au charme du résultat et les quelques notes finales de bandonéon permettent de rappeler que ce thème est en l’honneur d’un bandonéoniste. Un des rares thèmes de De Caro qui peut se prêter à la danse, en tous as pour ceux qui sont attirés par la vieille garde.

Lorenzo 1927-05-23 — Orquesta Francisco Canaro.

On reste dans la vieille garde. Cette version est plus simple, directement canyengue, le violon reste présent, mais le bandonéon a un peu plus de temps d’expression que dans la version de De Caro.

Lorenzo 1927-05-24 — Orquesta Osvaldo Fresedo (C’est le tango du jour).

Enregistré le lendemain de la version de Canaro, la version de Fresedo est plus dynamique et expressive, tout en conservant les appuyés rappelant le canyengue. Là encore un joli violon. Bardi a décidément été fidèle à son premier instrument. À partir de 1:20, joli solo de bandonéon. Là encore le bandonéon a le dernier mot en lâchant les dernières notes.

Lorenzo 1936-05-08 — Orquesta Juan D’Arienzo.

Un tempo soutenu, les bandonéons sont plus présents, par exemple à 1:00 et ils accompagnent les violons qui gardent leurs superbes chants en legato. Un bon d’Arienzo, des débuts de Biagi dans l’orchestre, même si son piano ne se remarque que par quelques gammes virtuoses et par le final qui est donc au piano au lieu du bandonéon.

Lorenzo 1938-03-24 — Orquesta Francisco Canaro.

On redescend en rythme par rapport à Fresedo et D’Arienzo. Le bandonéon a pris à sa charge des éléments qui étaient plus à la charge des violons dans d’autres versions. Le piano a aussi plus de voix. C’est une version complétée par quelques notes de flûte et c’est cette fois-ci le violon qui a le mot de la fin.

Lorenzo 1950-05-05 — Orquesta Francisco Canaro.

Un tempo rapide, dans un style encore un peu canyengue par moment et à d’autres donnant dans le spectaculaire, notamment avec les explosions de piano. Comme dans la version de 1938, la flûte et le bandonéon ont de la présence. C’est au finale une version bien ludique qui donne encore une fois le dernier mot au violon. Sans doute une tendresse personnelle pour son instrument.

Lorenzo 1965 — Orquesta Osvaldo Pugliese.

Je ne sais pas ce qu’aurait pensé Lorenzo s’il avait vécu quinze ans de plus pour pouvoir entendre cette version. En tous cas, pas question de l’exploiter pour danser en milonga.

Lorenzo 1987 — Miguel Villasboas y su Orquesta Típica.

Pour terminer par une version qui peut aller au bal, un petit tour en Uruguay. Comme toujours l’orchestration de Villasboas est claire et semble simple. Le piano, son piano est très présent et marque le rythme et le bandonéon alterne avec le violon. Cette version enjouée devrait ravir les danseurs qui sont prêts à sortir de l’âge d’or. Une seconde écoute pourra être utile pour les danseurs qui ne connaissent pas cette version afin d’en tirer toutes les subtilités suggérées pour l’improvisation.

Roulons des mécaniques…

Un peu hors concours, une curiosité, une version au pianola :

Le pianola est un piano mécanique qui peut être joué comme un piano normal, à condition de ne pas avoir de trop grandes jambes, car le mécanisme sous le clavier prend de l’espace. Sa particularité, vous la verrez dans la vidéo, est qu’il joue tout seul, comme un organito à partir d’un programme sur carton perforé.

La fortune du thème

En juillet 1947, Henri Betti qui est de passage à Nice s’arrête devant la vitrine d’une boutique de lingerie féminine Scandale et il prétend que c’est là que les neuf premières notes musicales de la chanson lui viennent en tête : fa, mi, mib, fa, sol, la, sol, fa, ré. Il prétend ensuite avoir écrit le reste en moins de dix minutes.
Lorsqu’il retourne à Paris, il s’entend avec le parolier André Hornez qui lui fait différentes propositions et finalement, c’est si bon, qui est le titre élu pour cette chanson qui commence donc par le fa, mi, mi bémol sur chacune de ces syllabes.
Vos commencez à me connaître et je trouve que cette histoire est très suspecte. En effet, pourquoi citer un magasin de lingerie féminine ? Je comprends que cela peut donner des idées, mais la musique n’évoque pas particulièrement ce type de vêtements.
En fait, la réponse est assez simple à trouver. Regardez quel est l’orchestre qui joue dans cette vidéo :

Et maintenant, écoutez la première version enregistrée de c’est si bon.

C’est si bon 1948 — Jacques Hélian & son Orchestre — Jean Marco

Eh, oui ! C’est l’orchestre de Jacques Hélian, le même qui avait fait la publicité Scandale. De deux choses l’une, Hélian et/ou Betti ont trouvé une façon de monnayer l’histoire auprès de Scandale, afin de montrer que la marque inspirait également les hommes.
Henri Betti tirera beaucoup de satisfaction de ce titre. On le voit ici le jouer en 1959 dans l’émission « Les Joies de la Vie » du 6 avril 1959 réalisée par Claude Barma.

Henri Betti jouant Lorenzo. Pardon, jouant C’est si bon !

Betti a écrit de nombreuses chansons, mais aucun n’a atteint ce succès. Peut-être aurait-il été inspiré de pomper un peu plus sur les auteurs argentins.
N’allons pas en faire un scandale, mais continuons à voguer avec « C’est si bon », qui rapidement traversera l’Atlantique

C’est si bon 1950 — Johnny Desmond Orchestre dirigé par Tony Mottola et les voix en chœur par The Quintones

Le titre sera également repris par Louis Amstrong, Yves Montand et…

Pourquoi un tigre ?

Quand j’étais nettement plus jeune, il y avait une publicité pour une marque d’essence qui promettait de mettre un tigre dans son moteur (ou dans son réservoir selon les pays).
L’air de la publicité était celui de « C’est si bon », mais je l’ai toujours associé à Lorenzo, ne connaissant pas le titre en français.
Je n’ai pas réussi à retrouver cette chanson publicitaire de la fin des années 60, mais je suis sûr que vous me croyez sur parole. La chanson disait « c’est si bon, d’avoir les meilleurs pneus, pouvoir compter sur eux »… et se terminait par « Esso c’est ma station ! ».
« Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette », pardon, voilà que je me prends pour Sganarelle. Voilà justement ce qui explique la présence du tigre. Les gamins dont j’étais tannaient leurs parents pour obtenir la queue de tigre à laisser pendre au rétroviseur. Donc, à défaut du Tigre du Bandonéon (Arolas), c’est le tigre d’Esso qui vous salue et moi qui vous remercie d’avoir lu cela, jusqu’au bout, ce petit texte en l’honneur de Lorenzo Juan Labissier.

El Porteñito 1943-03-23 – Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas

Ángel Villoldo (Ángel Gregorio Villoldo Arroyo)

On connaît tous la milonga du jour, El Porteñito, mais est-ce vraiment une milonga ? Voyons de plus près ce coquin de Porteñito et ce qu’il nous cache.

Ángel Villoldo a composé et créé les paroles de ce tango qui est un des plus anciens dont on dispose des enregistrements. Je profite donc de ce patrimoine pour vous faire toucher du doigt le tango des origines avec le risque de relancer le débat des anciens et des modernes.

Extrait musical

El Porteñito 1943-03-23 – Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas. C’est notre tango du jour.

La version du jour est intermédiaire sur tous les plans.

Elle a été enregistrée en 1943, soit environ 40 après l’écriture de ce titre, au milieu de ce qu’il est convenu d’appeler l’âge d’or du tango.

Les deux anges se sont donc associés à un troisième, Villoldo pour nous offrir cette belle milonga… ou beau tango… Disons que c’est un tango milonga, un canyengue rapide. Ce titre évoluera depuis sa création entre les rythmes, nous en verrons quelques exemples en fin d’article.

Les paroles

Les paroles, il y a vraiment plusieurs paroles à ce tango. El porteñito est El criollito dans la plus ancienne version enregistrée. Je vais donc vous proposer trois versions.
Celle de D’Agostino et Vargas, ce dernier en bon chanteur de refrain, ne chante qu’une petite partie des paroles.
L’introduction musicale, nous présente un type qui se balade dans les rues, saluant les passants 1:22 plus tard, Vargas entame le chant et termine à la fin du titre. Cette version est généralement considérée comme une milonga, mais si vous la dansez en canyengue, personne ne vous dira rien.

D’Agostino Vargas 1943
 
Soy nacido en Buenos Aires,
me llaman “El Porteñito”,
el criollo más compadrito
que en esta tierra nació.

 
Y al bailar un tango criollo
no hay ninguno que me iguale
porque largo todo el rollo
cuando me pongo a bailar. 

 
Anda que está lindo el baile!
brindase comadre,
y el compadre…

 
Soy un taura del noventa,
tiempo bravo del tambito,
bailarín de mucha meta por más seña “El Porteñito”
y al bailar un tango bravo,
lo hago con corte y quebrada
para dejar bien sentada mi fama de bailarín.
Villoldo 1908
 
Soy hijo de Buenos Aires,
por apodo “El Porteñito”,
el criollo más compadrito
que en esta tierra nació.
Cuando un tango en la vigüela
rasguea algún compañero
no hay nadie en el mundo entero
que baile mejor que yo.

No hay ninguno que me iguale
para enamorar mujeres,
puro hablar de pareceres,
puro filo y nada más.
Y al hacerle la encarada
la fileo de cuerpo entero
asegurando el puchero
con el vento que dará.


…Recitativo…

Soy el terror del malevaje
cuando en un baile me meto,
porque a ninguno respeto
de los que hay en la reunión.
Y si alguno se retoba
y viene haciéndose el guapo
lo mando de un castañazo
a buscar quien lo engrupió.

Cuando el vento ya escasea
le formo un cuento a mi mina (china)
que es la paica más ladina
que pisó el barrio del sur.
Y como caído del cielo
entra el níquel al bolsillo
y al compás de un organillo
bailo el tango a su “salú”.

 
…Recitativo…
Los Gobbi 1906
 
Él:
Soy hijo de Buenos Aires
E me llaman el criollito,
El más pierna e compadrito
Per cantar e per bailar.
De las chinas un querido
Todas me brindan amores,
Soy el que entre los mejores
Siempre se hace respetar.
 
Ella:
Este tipo extravagante
Que viene a largar el rollo,
Echándosela de criollo
Y no sabe compadrear.
Es un gringo chacarero
De afuera recién llegado
Un criollo falsificado
Que la viene aquí a contar.
 
Él:
Soy tremendo para el baile
Se me voy donde hay…
E agarrando la guitarra
La “melunga” sé cantar.
 
Ella:
No arrugués que no hay quién planche
Afeitate, volvé luego,
Que te ha conocido el juego
Gringo, podés espiantar.
 
Él:
No te hagás la compadrona
La paciencia se me acaba,
Te va´ a comé una trompada
Se me llego yo a enojar.
 
Ella:
Arrimate che italiano
Y haceme una atropellada.
 
Él:
Te la doy.
 
Ella:
Pura parada
Si ni el agua vos cortás.
 
Él:
Fijate qué firulete, qué parada
No hay ninguno que me pueda guadañar.
 
Juntos:
Porque somos para el tango
Los más piernas,
Y sabemos hacernos respetar.
Ángel Villoldo (Ángel Gregorio Villoldo Arroyo)

Les versions

El criollo falsificado (Los criollos) 1906 – Dúo Los Gobbi.

Le titre est un peu différent, ainsi que les paroles. Ce sont celles de la troisième colonne. El porteñito est el criollito et il le texte comporte de nombreuses variations par rapport à la version « canonique ». Deux points sont à signaler. C’est un duo (que je trouver relativement pénible entre les époux Gobbi, Flora et Alfredo) avec des passages parlés comme c’était assez courant à l’époque.

El porteñito 1908 — Ángel Villoldo.

Cet enregistrement par l’auteur pourrait servir de référence. Ce sont les paroles de la version centrale (il y a quelques petites différences, comme mina au lien de china, mais qui ne change pas le sens).

El porteñito (La Criollita) 1909 – Andrée Vivianne con orquesta.

Une version chantée par une femme à la voix plutôt plus agréable que celle de Flora Gobbi, mais de peu. On notera qu’elle a adapté les paroles en chantant au féminin et en se faisant appeler la criollita et non pas la porteñita.

El Porteñito 1928-09-26 – Orquesta Típica Victor (Adolfo Carabelli).

On arrive ici à la première version dansable. Il est dirigé par la baguette d’Adolfo Carabelli. C’est une version instrumentale, avec de beaux dialogues instrumentaux, et des violons qui plairont à beaucoup. Une fantaisie qui pourrait passer dans une milonga, mais pas comme une milonga, c’est clairement un tango et même un bon canyengue avec les appuis qui favorisent la quebrada dont parlent d’ailleurs les paroles.

El Porteñito 1937-08-31 – Orquesta Juan D’Arienzo.

Une version au rythme syncopé avec un plan de violon ou bandonéon qui survole le tout. Une impression d’accélération à la fin et quelques ponctuations de Biagi au piano témoignent du style qui est en train de se mettre en place chez D’Arienzo. Je pense que c’est une version rarement diffusée en milonga. Elle pourrait l’être, mais il y a d’autres titres plus porteurs qui prennent la place dans le temps limité donné au DJ pour faire des propositions.

El Porteñito 1941-06-06 – Quinteto Pirincho dir. Francisco Canaro.

Canaro enregistrera deux fois avec le quinteto Pirincho ce titre. Voici la première version, assez brillante, notamment grâce à la partie de piano interprétée par Luis Riccardi.

El Porteñito 1943-03-23 – Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas. C’est notre tango du jour. Nettement plus milonga que les versions écoutées précédemment. Un best-seller des milongas.

C’est notre tango du jour. Nettement plus milonga que les versions écoutées précédemment. Un best-seller des milongas.

El Porteñito 1959-04-09 – Quinteto Pirincho dir. Francisco Canaro.

Je fais un petit saut dans le temps en passant diverses versions pour retrouver le Quinteto Pirincho et la flute géniale de Juvencio Física qui donne une couleur à cette version qui balance toujours entre le tango et la milonga, mais on peut en général le passer comme milonga, car son allure très enjouée le rend sympathique à danser et il est suffisamment connu pour que les jeux de l’orchestre, petits breaks et fioritures de l’orchestre puissent être mises en valeur par les danseurs.

El Porteñito 2013 – Otros Aires y Joe Powers.

Je vais vous demander de me pardonner, mais l’histoire n’est pas faite que de batailles gagnées. Il y a aussi des tragédies, comme cette version mixant l’orchestre Otros Aires (qui n’a pas su se renouveler et transformer ses premiers essais) et l’harmoniciste, Joe Powers (qui est loin d’être mon préféré). Le résultat est à la hauteur de mes espérances, inaudible, je comprends votre colère.

L’élégance au tango dans les années 1900

On a un peu de mal à imaginer que le tango ait pu paraître sulfureux au point d’être interdit à Buenos Aires. Cependant, il y avait tout de même de bonnes raisons.
Il était dansé dans des lieux dédiés au sexe et le but n’était pas d’être extrêmement élégant, mais de prendre du plaisir avec une femme compréhensive (même si cela la rendait malheureuse, comme a pu le voir hier avec Zorro gris qui parlait d’une grisette dans un établissement de luxe). On imagine que dans d’autres lieux comme Lo de Tranqueli, la réalité était bien pire.

El Cachafaz et Carmencita Calderon dans Tango de Luis Moglia Barth, un film de 1933.
El Cachafaz en 1940 avec Sofía Bozán dans le film de Manuel Romero Carnaval de Antaño.

Je parlerai plus abondamment le 2 juin prochain d’Ovidio José Bianquet, dit el Cachafaz, au sujet de la version du tango El Cachafaz, dans la version de D’Arienzo du 2 juin 1937.
Cette façon de danser passerait difficilement pour élégante de nos jours, mais elle faisait l’admiration de nos aïeux et on peut regretter aujourd’hui une certaine stérilisation de la danse.
Je ne dis pas qu’il faut retrouver les outrances de l’époque, mais plutôt de prendre des petites idées, de relancer la machine à improviser.
Je terminerai par cette image qui est un montage que j’ai réalisé à partir de photos du début du vingtième siècle où on voit des attitudes un peu surprenantes, mais qui étaient considérées comme très chic à l’époque. Cela devait toutefois être fait avec une certaine élégance et ne doit en aucun justifier les violences qu’infligent certains danseurs contemporains à leur partenaire et aux autres danseurs du bal… Eh oui ! Le DJ, il voit tout depuis son poste de travail 😉

Zorro gris 1946-03-22 — Orquesta Enrique Rodríguez

Rafael Tuegols Letra Francisco García Jiménez

Cette version de Zorro gris a été enregistrée le 22 mars 1946 par Enrique Rodriguez, il y a exactement 78 ans. Sa musique attrayante cache une histoire qui comporte deux tragédies. Menons l’enquête.

Zorro en espagnol, c’est le renard.

Zorro gris, c’est donc le renard gris. Le tango enregistré par Rodriguez est une version instrumentale. La musique est plutôt allègre, il est donc facile d’imaginer un petit renard qui gambade. La musique explore des directions opposées. Les instruments qui se répondent permettent d’imaginer un renard furetant, d’un côté à l’autre.

En lunfardo, un renard…

En lunfardo, le renard peut désigner les manières de certains, mais ce sont aussi les agents de la circulation, dénommés ainsi à cause de la couleur grise de leur tenue.

Extrait musical

Voyons si l’écoute du tango du jour nous aide à en savoir plus.

Zorro gris 1946-03-22 — Orquesta Enrique Rodríguez. C’est notre tango du jour.

Rodriguez fait une version équilibrée débarrassée de la pesanteur du canyengue, même si la version est relativement lente, les différents instruments s’entremêlent sans nuire à la ligne mélodique, c’est à mon avis une des versions les plus intéressantes, bien qu’elle soit rarement proposée en milonga par les collègues.

Les paroles

Avec les paroles, tout s’éclaire et probablement que vos hypothèses vont être contredites.
Cependant, la musique a été écrite avant 1920 et les paroles en 1921, il se peut donc qu’une fois de plus, elles aient été plaquées sans véritable cohérence. Francisco García Jiménez n’a écrit les paroles que de trois des compositions de Rafael Tuegols, Zorro gris (1920-21), Lo que fuiste (1923) et Príncipe (1924). Ce n’est donc pas une association régulière, Rafael Tuegols ayant composé au moins 55 tangos dont on dispose d’un enregistrement (sans doute beaucoup plus).

Cuantas noches fatídicas de vicio
tus ilusiones dulces de mujer,
como las rosas de una loca orgía
les deshojaste en el cabaret.
Y tras la farsa del amor mentido
al alejarte del Armenonville,
era el intenso frío de tu alma
lo que abrigabas con tu zorro gris.

Al fingir carcajadas de gozo
ante el oro fugaz del champán,
reprimías adentro del pecho
un deseo tenaz de llorar.
Y al pensar, entre un beso y un tango,
en tu humilde pasado feliz,
ocultabas las lágrimas santas
en los pliegues de tu zorro gris.

Por eso toda tu angustiosa historia
en esa prenda gravitando está.
Ella guardó tus lágrimas sagradas,
ella abrigó tu frío espiritual.
Y cuando llegue en un cercano día
a tus dolores el ansiado fin,
todo el secreto de tu vida triste
se quedará dentro del zorro gris.

Rafael Tuegols Letra : Francisco García Jiménez

Gardel change deux fois, au début et à la fin, le couplet en gras.

Traduction libre et explications

Combien de nuits fatidiques de vices, tes douces illusions de femme, comme les roses d’une folle orgie, les as-tu effeuillées au cabaret.

Et après la farce de l’amour menteur en t’éloignant de l’Armenonville, c’était le froid intense de ton âme que tu abritais avec ton renard gris.

En feignant des éclats de rire de joie devant l’or fugitif du champagne, tu as réprimé dans ta poitrine un désir tenace de pleurer. Et quand tu pensais, entre un baiser et un tango, à ton humble passé heureux, tu cachais les saintes larmes dans les replis de ton renard gris.

C’est pourquoi toute ton histoire angoissante gravite autour de ce vêtement. Il a gardé tes larmes sacrées, il a abrité ton froid spirituel. Et quand viendra, un jour prochain, la fin désirée de tes douleurs, tout le secret de ta triste vie restera au cœur du renard gris.

Le Renard gris d’Argentine (Lycalopex griseus) est un petit canidé d’Amérique du Sud. Le voici en manteau et quand ce n’est pas un manteau.

Je vous avais annoncé deux tragédies dans ce tango, la première est pour les renards gris qui terminent en manteaux, mais il en reste une seconde, que je vais préciser au sujet de l’Armenonville qui est cité dans les paroles.

L’Armenonville

Si on regarde Wikipédia et la plupart des sites de tango, l’Armenonville est décrit comme un restaurant chic. La réalité était un peu différente, d’autant plus que beaucoup d’auteurs confondent les deux Armenonville qui se sont succédés. J’en parlerai sans doute plus en détail le 6 décembre, à l’occasion de l’anniversaire de l’enregistrement du tango Armenonville par son auteur, Juan Félix Maglio « Pacho » avec des paroles de José Fernández.

L’Armenonville 1, celui qui fut détruit en 1925 et qui était donc celui évoqué dans Zorro gris et dans le tango du même nom dont la couverture de la partition représente l’entrée de l’établissement qui avait un parc

À l’époque sévissaient la traite des blanches, de façon un peu artisanale comme le racontent certains tangos comme Madame Ivonne, mais aussi de façon plus organisée, notamment avec deux grandes filières, la Varsovia (qui fut nommée par la suite Zwi Migdal) et le réseau marseillais. La population de Buenos Aires et de ses environs était alors relativement équilibrée pour les autochtones, mais déséquilibrée pour les étrangers fraîchement immigrés. Jusqu’à la fin des années 1930 où l’équilibre s’est à peu près fait, il y a eu jusqu’à quatre fois plus d’hommes que de femmes. Je reviendrai sans doute plus en détail sur cette question, car ce déséquilibre est une des sources du tango.
Pour revenir à l’Armenonville, son nom et sa structure sont inspirés du bâtiment du même nom situé dans le Bois de Boulogne à Paris, bien qu’on le décrive parfois comme un chalet de style anglais. Il sera détruit en 1925 et un autre établissement du même nom (qui changera de nom pour Les Ambassadeurs, autre référence à la France) s’ouvrira avec des proportions bien plus grandes, nous en reparlerons au sujet du tango qui l’a pris pour titre.
Pour ceux qui pourraient s’étonner qu’un établissement de Buenos Aires prenne un nom français, je rappellerai que la France à la fin du XIXe siècle était le troisième pays en nombre d’immigrés, un peu derrière l’Espagne et l’Italie. Ce n’est que vers 1914 que l’immigration française a cessé d’être importante, même si son influence est restée notable jusqu’en 1939 et bien au-delà dans le domaine du tango.

Le zorro gris, la seconde tragédie promise

L’Armenonville était un établissement de luxe, mais il avait des activités secondaires pour cette clientèle huppée. La possesseuse du manteau en Renard gris masquait sa tristesse dans les plis de son vêtement. Sa détresse s’exprimait lorsqu’elle quittait l’établissement. Si elle avait été une cliente fortunée allant danser et boire du champagne, on n’en aurait sans doute pas fait un tango. Elle était donc honteuse de ce qu’elle devait faire, c’est la seconde tragédie que partage avec elle son manteau de renard.

Autres versions

Zorro gris a donné lieu à d’innombrables versions. Je vous en propose ici quelques-unes.

Zorro gris 1920 — Orquesta Roberto Firpo.

Un enregistrement acoustique et de faible qualité sonore, mais le témoignage le plus ancien de ce tango.

Zorro gris 1921 — Carlos Gardel accompagné à la guitare par Guillermo Barbieri et José Ricardo.

Là encore la prestation souffre de la piètre qualité de l’enregistrement acoustique, mais c’est le plus ancien enregistrement avec les paroles de Jiménez. Gardel chante deux fois le premier couplet (en gras dans les paroles ci-dessus).

Zorro gris 1927-07-16 — Orquesta Francisco Lomuto.

Un enregistrement agréable, avec les appuis du canyengue atténués par une orchestration plus douce et des fioritures. Il y a également des nuances et les réponses entre instruments sont contrastées.

Zorro gris 1938-04-21 — Quinteto Don Pancho dirigé par Francisco Canaro.

Version tonique, sans doute un peu répétitive, mais rien d’excessif pour un titre de la Vieja Guardia. Son esprit est très différent de la version de 1927. À mon avis, ce n’est pas la version la plus agréable à danser, trop anecdotique, même si elle reste passable elle ne sera pas mon premier choix si je dois passer ce titre.

Zorro gris 1941-07-28 — Orquesta Francisco Lomuto.

Une version enjouée avec un tempo très rapide, sans doute un peu trop rapide, car cela brouille le dialogue entre les instruments qui est un des éléments intéressants de la structure de ce tango, mieux mis en valeur dans la version de 1927. Certains passages sont même franchement précipités.

Zorro gris 1946-03-22 — Orquesta Enrique Rodríguez.

C’est notre tango du jour. Rodriguez fait une version équilibrée débarrassée de la pesanteur du canyengue, même si la version est relativement lente, les différents instruments s’entremêlent sans nuire à la ligne mélodique, c’est à mon avis une des versions les plus intéressantes, bien qu’elle soit rarement proposée en milonga par les collègues.

Zorro gris 1952-07-01 — Orquesta Alfredo De Angelis con Oscar Larroca..

J’adore la voix de Larroca, mais le rythme un peu rapide me semble moins agréable que d’autres interprétations de ce chanteur.

Zorro gris 1954-04-28 — Orquesta Donato Racciatti con Carlos Roldán.

Ce titre a eu aussi son succès en Uruguay (Canaro est origine d’Uruguay), mais avec Racciatti, on est encore plus au cœur de l’Uruguay. Roldán propose ici une des rares versions chantées et elle est relativement intéressante et rarement jouée.

Zorro gris 1957-01-31 — Quinteto Pirincho dir. Francisco Canaro.

Une version bien dans l’esprit de ce quintette avec Luis Riccardi (à moins que ce soit Mariano Mores), le pianiste en forme et un solo de flûte de Juvencio Física très sympathique.

Zorro gris 1973-12-14 — Orquesta Juan D’Arienzo.

Un des derniers enregistrements de D’Arienzo, comme la plupart de ceux de cette époque, très flatteur pour le concert, mais sans doute un peu trop grandiloquent et anarchique pour la danse de qualité. Cependant, cet enregistrement pourra avoir son succès dans certaines milongas.

Zorro gris 1985 — Miguel Villasboas y su Orquesta Típica.

Encore un enregistrement uruguayen dans le style bien reconnaissable de Villasboas, mais sans l’accentuation du style canyengue qui est souvent sa marque. Cet enregistrement nous propose un tango assez joueur, même si on peut le trouver un peu répétitif.

Zorro gris 2009 — La Tuba Tango.

On revient canyengue du début, mais de façon légère et en retrouvant les fantaisies qui avaient fait le charme de la version de 1927 par Lomuto. Cette version fait complètement les tragédies de ce tango et peut donc être la source de pensées joyeuses qui se dansent.

Zorro gris.

Olvidao 1932-03-21 — Orquesta Francisco Canaro

Guillermo Barbieri Letra Enrique Cadícamo

Olvidao, le titre du tango du jour peut paraître étonnant à première vue, voire à seconde vue. Je vais alors vous dévoiler ses secrets. Olvidao a été enregistré par Canaro il y a exactement 92 ans.

Le parlé lunfardo

Olvidao est la forme « contractée » d’olvidado. Dans la prononciation faubourienne des premiers temps du tango, les chanteurs outre l’emploi du lunfardo chantaient avec ce type de prononciation déformée.

 Un des plus forts exemples de ce type est celui que j’ai évoqué dans l’article sur Lo de Laura en citant la retranscription de l’ethnologue Eduardo Barberis reproduisant le texte d’un tango « La Pishuca — El baile en lo de Tranqueli).

Les tangos ayant souvent été chantés d’une façon plus élégante par la suite, en général, je transcris les paroles en bon espagnol, donc sans les flexions défectueuses.
Là, le titre étant figé en olvidao, je le laisse ainsi, mais il faut bien sûr comprendre « olvidado » (oublié).

Extrait musical

Olvidao 1932-03-21 — Orquesta Francisco Canaro. Tango instrumental. Le drame de l’histoire n’est pas sensible. C’est un bon tango de danse pour une tanda de la vieille garde.

Les paroles

Il s’agit d’une versión instrumentale qui ne laisse pas deviner la tragédie sous-jacente. Cependant, les paroles expliquent le titre du tango. Voici la version originale, celle écrite par Cadicamó.

PARTE I
Lo mataron al pobre Contreras,
Recién los casaban!… Si es para no creer!
Un luz mala, saltó la tranquera
Y vino a buscarle su propia mujer…
Fue en el patio e’ la estancia «La Hazaña»
La fiesta e’ los novios era un explendor, (esplendor)…
Mas de pronto dos dagas hicieron
De aquella alegría un cuadro e’ dolor…
RECITADO
Mató al despechado
y herido de muerte,
el recién casado,
En sangre bañado,
Habló de esta suerte
PARTE II
No es nada mi gaucha…
No te asustés, vida…
A los dos, peliando,
Se nos fué el facón…
Me viene golpeando
Un vientito helado
Aqui… de este lado
En el corazón…
Llevame unas flores,
Anda a visitarme,
La tierra es muy fría
Pa estar olvidao…
Adiosioto gaucha
Te estaré esperando!…
Me voy apagando
De puro finao!…

PARTE I (BIS)
Al principio fué pura promesa
La viuda lloraba sin dunda demás…
Mas después se le jué (fue) la tristeza.
Y a su pobre gaucho no lo jué (fue) a ver más,.
Con razón que en la noches e’ tormenta
Se siente patente la voz del finao (finado)
Que la llama diciendo: “Lucinda !”
‘Estoy muy solito’… ‘Llégate a mi lao (lado)’…

Guillermo Barbieri Letra Enrique Cadícamo

En rouge, ce qui est chanté par Charlo dans la première version enregistrée.

Traduction libre et explications

PREMIÈRE PARTIE
Ils ont tué le pauvre Contreras,
Ils venaient de le marier, et c’est incroyable, un gars (luz en lunfardo peut être un homme rapide) maléfique sauta le portillon, et vint le dérober à sa propre femme.
C’était dans la cour du ranch « La Hazaña ».
La fête où étaient les mariés était une splendeur,
Mais tout à coup deux poignards firent de cette joie une image d’horreur.
REFRAIN
Il tua le vaurien
Et mortellement blessé, le jeune marié baignant dans le sang parla de cette chance.
SECONDE PARTIE
Ce n’est rien ma gaucha, ne t’inquiète pas ma vie,
En nous battant contre les deux, nous avons perdu le poignard
Il me vient en frappant, un petit vent glacial, ici, de ce côté, dans le cœur.
Apporte-moi des fleurs, viens me rendre visite, la terre est trop froide pour être oublié.
Adieux ma gaucha, je t’attendrai, je m’éteins, pur défunt.
PREMIÈRE PARTIE (BIS)
Au début, c’était une promesse pure
La veuve pleura sans doute de trop…
Mais ensuite, la tristesse se fut
Et elle n’alla plus voir son pauvre gaucho.
C’est pour cela que dans les nuits d’orage,
on entend clairement la voix du défunt, qui l’appelle en disant : « Lucinda, je suis très seul, viens à mon côté »…
Je pense maintenant que vous savez pourquoi ce tango s’appelle Olvidao (Olvidado), c’est à dire oublié).

La partition

Autres versions

Olvidao 1932-03-18 — Orquesta Adolfo Carabelli con Charlo.

Trois jours avant l’enregistrement par Canaro. Beaucoup de différences dans le style. La musique est plus légère, je trouve plus élégante. Charlo chante un couplet (en rouge dans les paroles, ci-dessus). Même si ce passage parle de la mort, le tango reste tout à fait dans l’élégance de la danse et son final enjoué (la veuve joyeuse, sans doute), fait que l’on termine la danse dans de bonnes conditions.

Olvidao 1932-03-21 — Orquesta Francisco Canaro. Tango instrumental.

Le drame de l’histoire n’est pas sensible. C’est un bon tango de danse pour une tanda de la vieille garde.
Charlo dans le film Puerto nuevo de Mario Soffici y Luis Cesar Amador en 1935 ou 1936.

Olvidao 1941-07-29 — Orquesta Juan D’Arienzo con Alberto Reynal.

Reynal chante presque toutes les paroles avec quelques variantes de détail qui ne changent pas le sens de l’histoire. L’énergie de D’Arienzo fait oublier le tragique de l’histoire. N’oublions pas qu’un grand nombre de danseurs hispanophones ne tiennent pas compte des paroles quand ils dansent. La lecture des textes de tango peut générer des pensées tristes, mais pas pour la danse quand c’est D’Arienzo qui mène la danse.

Olvidao 1952 — Edmundo Rivero con guitarras.

Avec Rivero, une version chanson qui bénéficie de l’expressivité de Rivero qui rend le tragique de l’histoire.

Olvidao 1953-02-03 — Julio Sosa con la Orquesta Francini-Pontier. Une autre version chanson par el Varon del tango.
Olvidao 1953-08-05 — Juan Carlos Cobos Con la Orquesta Osvaldo Pugliese. Pour terminer, cette autre version en chanson que certains pourraient réclamer de danser. Pffff, écoutez-là, mais ne dansez pas SVP.

Adios Argentina 1930-03-20 — Orquesta Típica Victor

Gerardo Hernán Matos Rodríguez Letra: Fernando Silva Valdés

Je suis dans l’avion qui m’éloigne de mon Argentine pour l’Europe. La coïncidence de date fait que je me devais le choisir comme tango du jour. Il y a un siècle, les musiciens, danseurs et chanteurs argentins s’ouvrirent, notamment à Paris, les portes du succès. Un détail amusant, les auteurs de ce titre sont Uruguayens, Gerardo Hernán Matos Rodríguez, l’auteur de la Comparsita et Fernando Silva Valdès…

Ce titre peut ouvrir la piste à de très nombreux sujets. Pas question de les traiter tous. Je liquide rapidement celui de l’histoire contée dans ce tango, d’autant plus que cette version est instrumentale. C’est un gars de la campagne qui s’est fait voler sa belle par un sale type et qui a donc décidé de se faire la belle (s’en aller) en quittant l’Argentine. « Adios Argentina ».
Il se peut qu’il se retourne en Uruguay, ce qui serait logique quand on connaît la nostalgie des originaires de la Province de l’Est (voir par exemple, Felicia écrit par Carlos Mauricio Pacheco).
Dans le cas présent, j’ai préféré imaginer qu’il va en Europe. Il dit dans la chanson qu’il cherche d’autres terres, et un autre soleil, ce n’est donc sans doute pas le Sol de Mayo qui est commun, quoique d’aspect différent sur les deux drapeaux.

Les voyages transatlantiques des musiciens de tango

Le début du vingtième siècle jusqu’en 1939 a vu de nombreux musiciens et chanteurs argentins venir tenter leur chance en Europe.
Parmi eux, en vrac :
Alfredo Eusebio Gobbi et sa femme Flora Rodriguez, Angel Vidollo, Eduardo Arolas, Enrique Saborido, Eduardo Bianco, Juan Bautista Deambroggio (Bachicha) et son fils Tito, les frères Canaro, Carlos Gardel, Vicente Loduca, Manuel Pizarro, José Ricardo, José Razzano, Mario Melfi, Víctor Lomuto, Genaro Espósito, Celestino Ferrer, Eduardo Monelos, Horacio Pettorossi…
La liste est interminable, je vous en fais grâce, mais nous en parlerons tout au long des anecdotes de tango. Sachez seulement que selon l’excellent site « La Bible tango », 345 orchestres ont été répertoriés, chaque orchestre comptant plusieurs musiciens. Même si tous n’étaient pas Argentins ou Uruguayens de naissance, ils ont donné dans la mode « Tango ». Pour en savoir plus, vous pouvez consulter l’excellent site de Dominique Lescarret (dit el Ingeniero « Une histoire du tango »)

Vous remarquerez que l’orchestre de Bianco et Bachita est vêtu en costume de Gaucho et qu’ils portent la fameuse bombacha, bombacha offerte par la France à l’Argentine… En effet, le syndicat des musiciens français obligeait les artistes étrangers porter un costume traditionnel de leur pays pour se distinguer des artistes autochtones.

Histoire de bombachas

On connaît tous la tenue traditionnelle des gauchos, avec la culotte ample, nommée bombacha.  Ce vêtement est particulièrement pratique pour travailler, car il laisse de la liberté de mouvement, même s’il est réalisé avec une étoffe qui n’est pas élastique.
Cependant, ce qui est peut-être moins connu c’est que l’origine de ce vêtement est probablement française, du moins indirectement.
En France métropolitaine, se portaient, dans certaines régions comme la Bretagne, des braies très larges (bragou-braz en breton).Dans les pays du sud et de l’est de la Méditerranée, ce pantalon était aussi très utilisé. Par exemple par les janissaires turcs, ou les zouaves de l’armée française d’Algérie.

La désastreuse Guerre de Crimée en provoquant la mort de 800 000 soldats a également libéré des stocks importants d’uniformes. Qu’il s’agisse d’uniformes de zouaves (armée de la France d’Algérie dont quatre régiments furent envoyés en Crimée) ou de Turcs qui étaient alliés de la France dans l’affaire.

Napoléon III s’est alors retrouvé à la tête d’un stock de près de 100 000 uniformes comportant des « babuchas », ce pantalon ample. Il décida de les offrir à Urquiza, alors président de la fédération argentine. Les Argentins ont alors adopté les babuchas qu’ils réformeront en bombachas.
En guise de conclusion et pour être complet, signalons que certaines personnes disent que le pantalon albicéleste d’Obélix, ce fameux personnage René Goscinny et Albert Uderzo est en fait une bombacha et que c’est donc une influence argentine. Goscinny a effectivement vécu dans son enfance et son adolescence en Argentine de 1927 (à 1 an) à 1945. Il a donc certainement croisé des bombachas, même s’il a étudié au lycée français de Buenos Aires. Ce qui est encore plus certain, c’est qu’il a connu les bandes alternées de bleu ciel et de blanc que les Argentins utilisent partout de leur drapeau à son équipe nationale de foot.

Il se peut donc que Goscinny ait influencé Uderzo sur le choix des couleurs du pantalon d’Obélix. En revanche pour moi, la forme ample est plus causée par les formes d’Obélix que par la volonté de lui faire porter un costume traditionnel, qu’il soit argentin ou breton… Et si vraiment on devait retenir le fait que son pantalon est une bombacha, alors, il serait plus logique de considérer que c’est un bragou-braz, par Toutatis, d’autant plus que les Gaulois portaient des pantalons amples (braies) serrés à la cheville…

Extrait musical

Adiós Argentina 1930-03-20 – Orquesta Típica Victor.

Les paroles

Tierra generosa,
en mi despedida
te dejo la vida
temblando en mi adiós.
Me voy para siempre
como un emigrante
buscando otras tierras,
buscando otro sol.
Es hondo y es triste
y es cosa que mata
dejar en la planta
marchita la flor.
Pamperos sucios
ajaron mi china,
adiós, Argentina,
te dejo mi amor.

Mi alma
prendida estaba a la de ella
por lazos
que mi cariño puro trenzó,
y el gaucho,
que es varón y es altanero,
de un tirón los reventó.
¿Para qué quiero una flor
que en manos de otro hombre
su perfume ya dejó?

Llevo la guitarra
hembra como ella;
como ella tiene
cintas de color,
y al pasar mis manos
rozando sus curvas
cerraré los ojos
pensando en mi amor.
Adiós, viejo rancho,
que nos cobijaste
cuando por las tardes
a verla iba yo.
Ya nada queda
de tanta alegría.
Adiós Argentina,
vencido me voy.

Gerardo Hernán Matos Rodríguez Letra: Fernando Silva Valdés

Traduction libre

Terre généreuse, dans mes adieux je te laisse la vie tremblante dans mes adieux. Je pars pour toujours comme un émigré à la recherche d’autres terres, à la recherche d’un autre soleil. C’est profond et c’est triste et c’est une chose qui tue que de laisser la fleur sur la plante fanée. Les sales pamperos ont sali ma chérie, au revoir, Argentine, je te laisse mon amour.
Mon âme était attachée à la sienne par des liens que ma pure affection tressait, et le gaucho, qui est homme et hautain, les brisa d’un seul coup. Pourquoi voudrais-je d’une fleur qui a déjà laissé son parfum dans les mains d’un autre homme ?
J’emporte ma guitare, femme comme elle, comme elle, elle a des rubans colorés, et quand mes mains frôleront ses courbes, je fermerai les yeux en pensant à mon amour. Adieu, vieux ranch, tu nous abritais quand j’allais la voir le soir. Il ne reste rien de tant de joie. Adieu Argentine, vaincu, je pars.

J’ai laissé le terme « Pamperos » dans sa forme originale, car il peut y avoir différents sens. Ici, on peut penser qu’il s’agit des hommes de la pampa, vu ce qu’ils ont fait à sa china (chérie) voir l’article sur Por vos yo me rompo todo.
Le Pampero est aussi un vent violent et froid venant du Sud-ouest. Un vent qui pourrait faire du mal à une fleur. Dans un autre tango, Pampero de 1935 composé par Osvaldo Fresedo avec des paroles d’Edmundo Bianchi ; le Pampero (le vent) donne des gifles aux gauchos.

¡Pampero!
¡Viento macho y altanero
que le enseñaste al gaucho
golpeándole en la cara
a levantarse el ala del sombrero!

Pampero 1935-02-15 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Roberto Ray (Osvaldo Fresedo Letra: Edmundo Bianchi)

Pampero, vent macho et hautain qui a appris au gaucho en le giflant à la face à lever les ailes de son chapeau (à saluer).

Le terme de Pampero était donc dans l’air du temps et je trouve que l’hypothèse d’un quelconque malotru de la Pampa fait un bon candidat, en tout cas meilleur que le compagnon de Patoruzú, le petit Tehuelche de la BD de Dante Quinterno (1928), puisque ce cheval fougueux n’a rejoint son compagnon qu’en 1936, 8 ans après la création de la BD et donc trop tard pour ce tango. Mais de toute façon, je n’y croyais pas.

Autres versions

D’autre versions, notamment chantées, pour vous permettre d’écouter les paroles.
Les artistes qui ont enregistré ce titre dans les années 1930 étaient tous familiers de la France. C’est dans ce pays que le tango s’est acheté une « conduite » et qu’il s’est ainsi ouvert les portes de la meilleure société argentine, puis d’une importante partie de sa communauté de danseurs, de la fin des années 30 jusqu’au milieu des années 50 du XXe siècle.

Adiós Argentina 1930-03-20 – Orquesta Típica Victor.
Adiós Argentina 1930 – Alina De Silva accompagnée par l’Orchestre argentin El Morito. Voir ci-dessous un texte très élogieux sur cette artiste paru dans une revue de l’époque.
Adiós Argentina 1930-07-18 – Alberto Vila con conjunto
Adiós Argentina 1930-12-03 – Ada Falcón con acomp. de Francisco Canaro
Adiós Argentina 1930-12-10 – Orquesta Francisco Canaro. Une semaine après l’enregistrement du titre avec Ada Falcón, Francisco Canaro enregistre une version instrumentale.
Adiós Argentina 1930-12-10 – Orquesta Francisco Canaro. Il s’agit du même disque que le précédent, mais lu sur un gramophone de 1920. C’est en gros le son qu’avaient les utilisateurs de l’époque… La comparaison est moins nette car pour être mis en place sur ce site, les fichiers sont environ réduit à 40 % de leur taille, mais on entend tout de même la différence.
Adiós Argentina 2001-06 – Orquesta Matos Rodríguez (Orquesta La Cumparsita). Une sympathique versión par cet orchestre à la gloire du compositeur uruguyane, autour de la musique du tango du jour.

Le succès d’une chanteuse Argentine en France, Alina de Silva

« Nous l’avons connue à l’Empire il y a quelques mois.
Son tour de chant, immédiatement et justement remarqué, réunit les éloges unanimes de la critique.
Elle s’est imposée maintenant dans la pléiade des grandes et pures artistes.
Chanteuse incomparable, elle est habitée d’une passion frémissante, qu’elle sait courber à sa fantaisie en ondes douces et poignantes à la fois.
Sur elle, notre confrère Louis-Léon Martin a écrit, ce nous semble, des phrases définitives :
“Alina de Silva chante et avec quel art. Elle demeure immobile et l’émotion naît des seules indexions de son visage et des modulations de sa voix. Elle possède cette vertu extraordinaire de paraître toute proche, comme penchée vers nous. J’ai dit sa voix calme et volontaire, soumise et impérieuse, capiteuse, passionnée, mais jamais je ne I’avais entendue s’éteindre — mais oui, tous les sens ont ici leur part — en de belles pâmoisons. Alina de Silva joue de sa voix comme les danseuses, ses compatriotes, de leurs reins émouvants et flexibles. Elle subjugue…”
Deux ans ont suffi à Mlle Alina de Silva pour conquérir ce Paris qu’elle adore el qui le lui rend bien, depuis le jour où elle pénétra dans la capitale.
La petite chanteuse argentine est devenue maintenant une » étoile » digne de figurer à côté des plus éclatantes.
Il est des émotions qui ne trompent pas. Celles que continue à nous donner Alina de Silva accroissent notre certitude dans l’avenir radieux réservé à cette artiste de haute race. »
A. B.

A. B. ? La Rampe du premier décembre 1929

Et ce n’est qu’un des nombreux articles dithyrambiques qui saluent la folie du tango en France à la belle époque des années folles.

Ainsi s’achève mon vol

Mon avion va bientôt atterrir à Madrid, c’est merveilleux de faire en si peu d’heures le long trajet qu’ont effectué en bateau tant de musiciens argentins pour venir semer le tango en Europe. Je vais essayer, lors de cette tournée européenne, de faire sentir l’âme de notre tango à tous les danseurs qui auront la gentillesse de danser sur mes propositions musicales.
À très bientôt les amis !

Rosa de Fuego 1957-03-19 — Orquesta Edgardo Donato con Alberto Aguirre

Manuel Jovés Letra : Antonio Viergol

Rosa de Fuego, la Rose de Feu, comme ils l’appellent. Quelle histoire se cache derrière ce titre énigmatique ? Pour le découvrir, écoutons la musique de Manuel Jovés et les paroles spectaculaires d’Antonio Viergol. La première version enregistrée de ce tango a un siècle, mais la version du jour a été ressuscitée il y a seulement 67 ans, jour pour jour.

Il est souvent conseillé de déclarer sa flamme avec des fleurs, mais parfois, la rose la plus flamboyante peut ne pas suffire. Nous allons plonger dans une ambiance mystérieuse et avec une musique qui va sans doute en étonner plus d’un quand ils vont se rendre compte qu’il s’agit de Donato. Les plus étonnés seront sans doute ceux qui oublient que les grands orchestres ont été actifs pendant plusieurs décennies et que donc, ils ont suivi les modes de l’époque.
Nous verrons également trois autres versions. La plus ancienne, enregistrée il y a donc un siècle par Juan Pulido. Les deux versions le plus récentes sont chantées par le même chanteur, Héctor de Rosas, au nom prédestiné pour ce titre. Ses enregistrements sont distants de sept ans seulement, mais la plus grosse différence vient des orchestres de Roberto Caló et José Basso qui abordent le thème de façon très différente.
Mais pour l’instant, intéressons-nous à notre tango du jour enregistré par Edgardo Donato et Alberto Aguirre, le 19 mars 1957.

Extrait musical

Rosa de fuego 1957-03-19 — Orquesta Edgardo Donato con Alberto Aguirre

Les paroles

Rosa de Fuego, los hombres la llamaban
Porque sus labios quemaban al besar,
Y eran sus ojos dos ascuas que abrasaban
Y era un peligro su amor ambicionar.
Cuantos lograron, por ella ser mirados
Y de sus labios bebieron el placer,
Todos quedaron como carbonizados
Entre los brazos de tan bella mujer…

Rosa de Fuego, feliz vivía
Rosa de Fuego, se divertía,
Hasta tenía vanidad
De su diabólica maldad…
Rosa de Fuego, los arruinaba
Rosa de Fuego, los calcinaba,
Y al ver sus víctimas caer…
Se reía la mujer…

Mas cierto día, cruzóse en su camino
Un hombre frío, de hielo el corazón,
Rosa de Fuego luchó contra su sino
E inútilmente jugó con su pasión.
El hombre aquel, de sangre de serpiente
De su mirada, el fuego resistió,
Y de sus labios aquel beso candente
Se dominaba y esclava se encontró…

Rosa de Fuego, ya no reía
Rosa de Fuego, se consumía,
Se le abrasaba el corazón
En el volcán de su pasión.
Y el hombre frío, la despreciaba
Y el hombre frío, la maltrataba,
Rosa de Fuego aún al morir…
Lo sentía reír…

Manuel Jovés Letra : Antonio Viergol

Traduction libre

Rosa de Fuego (Rose de Feu) ainsi les hommes l’appelaient
Car ses lèvres brûlaient quand elle embrassait,
Et ses yeux étaient deux braises qui calcinaient
Et c’était un péril de convoiter son amour.
Combien réussirent à être regardés par elle
Et qui de ses lèvres burent le plaisir,
Tous restèrent carbonisés
Dans les bras d’une si belle femme…

Rosa de Fuego vivait heureuse
Rosa de Fuego s’amusait,
Elle tirait même de la vanité
De sa méchanceté diabolique…
Rosa de Fuego les a détruits
Rosa de Fuego, elle les a brûlés,
Et à voir ses victimes tomber…
La femme riait…

Mais un jour, croisa son chemin
Un homme froid, au cœur de glace.
Rosa de Fuego s’est battue contre son destin
Et joua en vain de sa passion.
Cet homme, au sang du serpent
Résistait à son regard et à son feu,
Et de ses lèvres au baiser incandescent
Fut dominé et elle s’est retrouvée esclave…

Rosa de Fuego désormais ne riait plus
Rosa de Fuego, se consumait,
Son cœur brûlait
Au volcan de sa passion.
Et l’homme froid la méprisait
Et l’homme froid la maltraitait,
Rosa de Fuego au moment de mourir…
Le sentit rire…

Autres versions

Rosa de fuego 1924 — Orquesta Juan Pulido. Columbia No.2186-X, Matrice 93859. Un enregistrement acoustique, mais de bonne qualité
Rosa de fuego 1957-03-19 — Orquesta Edgardo Donato con Alberto Aguirre
Rosa de fuego 1957-06-19 – Orquesta Roberto Caló con Héctor De Rosas

Héctor de Rosas enregistre de nouveau le titre, sept ans plus tard avec un autre orchestre pour une version bien différente.

Rosa de fuego 1964 — Orquesta José Basso con Héctor de Rosas. Héctor de Rosas
J’ai peut-être un peu forcé le trait, l’homme de glace jette vraiment un froid.

Madame Ivonne (Madame Yvonne) 1942-03-18 – Orquesta Ricardo Tanturi con Alberto Castillo

Eduardo Pereyra Letra : Enrique Domingo Cadícamo

Madame Ivonne, est l’histoire d’une vie résumée en trois minutes. Comme Mademoiselle Yvonne, des milliers de jeunes femmes ont vécu l’illusion de l’amour et ont rêvé de la Croix du Sud, Croix sur laquelle, nombre d’entre elles ont été clouées par la tristesse. Je vous invite à découvrir la version de Tanturi et Castillo, mais aussi d’autres versions pleines d’émotion. Préparez votre mouchoir.

Le phénomène de la traite des blanches est aujourd’hui bien documenté. Des Argentins peu scrupuleux séduisaient de belles Françaises et leur faisaient miroiter les charmes de l’Argentine, qui à l’époque n’était un paradis que pour les plus riches.
Sur les ailes de l’amour, ou plus prosaïquement sur des bateaux, comme le vapeur Don Pedro qui conduisit Charles Gardes et sa mère à Buenos Aires, les belles énamourées effectuaient la traversée et on connaît la suite de l’histoire, très peu vécurent le rêve, la majorité se retrouve dans les maisons comme Lo de Laura ou sont lavandières ou femmes de peine. Les paroles nous en apprendront plus sur la destinée de Mademoiselle Yvonne, devenue Madame Ivonne.

Extrait musical

Madame Ivonne 1942-03-18 — Orquesta Ricardo Tanturi con Alberto Castillo

Mademoiselle Ivonne era una pebeta
que en el barrio posta del viejo Montmartre
con su pinta brava de alegre griseta,
animo las fiestas de Les Quatre Arts.

Era la papusa del Barrio Latino,
que supo a los puntos del verso inspirar,
pero fue que un día llego un argentino
y a la francesita la hizo suspirar.

Madame Ivonne…
la Cruz del Sur fue como un sino
Madame Ivonne…
fue como el sino de tu suerte.

Alondra gris,
tu dolor me conmueve ;
tu pena es de nieve,
Madame Ivonne…

Eduardo Pereyra Letra : Enrique Domingo Cadícamo

Madame Ivone, version de Julio Sosa

La version chantée par Julio Sosa est légèrement différente, mais surtout plus complète, il me semble donc intéressant d’avoir les compléments de l’histoire.
Julio Sosa commence par un récitatif qui place l’histoire, puis chante la totalité des couplets.
Ce qui est en gras est chanté, le début est seulement parlé sur la musique. C’est une version qui donne la chair de poule. Je ne la proposerais pas à la danse, mais quelle émotion !

Madame Ivonne 1962-11-08 — Orquesta Leopoldo Federico con Julio Sosa

Ivonne
Yo te conocí allá en el viejo Montmartre
Cuando el cascabel de plata de tu risa
Era un refugio para nuestra bohemia
Y tu cansancio y tu anemia
No se dibujaban aún detrás de tus ojeras violetas

Yo te conocí cuando el amor te iluminaba por dentro
Y te adore de lejos sin que lo supieras
Y sin pensar que confesándote este amor podía haberte salvado
Te conocí cuando era yo un estudiante de bolsillos flacos
Y el Paris nocturno de entonces
Lanzaba al espacio en una cascada de luces
El efímero reinado de tu nombre
Mademoiselle Ivonne

Mademoiselle Ivonne era una pebeta
Que en el barrio posta del viejo Montmartre
Con su pinta brava de alegre griseta
Alegró la fiestas de aquel Boulevard
Era la papusa del barrio latino
Que supo a los puntos del verso inspirar
Hasta que un buen día cayó un argentino
Y a la francesita la hizo suspirar

Madame Ivonne
La Cruz del Sur fue como un sino
Madame Ivonne
Fue como el sino de tu suerte
Alondra gris
Tu dolor me conmueve
Tu pena es de nieve

Madame Ivonne
Han pasado diez años que zarpó de Francia
Mademoiselle Ivonne hoy es solo Madame
La que al ver que todo quedó en la distancia
Con ojos muy tristes bebe su champán
Ya no es la papusa del barrio latino
Ya no es la mistonga florcita de lis
Ya nada le queda, ni aquel argentino
Que entre tango y mate la alzó de París

Madame Ivonne
La Cruz del Sur fue como un sino
Madame Ivonne
Fue como el sino de tu suerte
Alondra gris
Tu dolor me conmueve
Tu pena es de nieve

Madame Ivonne
Ya no es la papusa del barrio latino
Ya no es la mistonga florcita de lis
Ya nada le queda, ni aquel argentino
Que entre tango y mate la alzó de París

Eduardo Pereyra Letra : Enrique Domingo Cadícamo

Maintenant que vous connaissez parfaitement le thème, je vous propose de voir Julio Sosa chanter le thème. Les gloses initiales sont réduites et différentes. Comme elles n’apportent rien de plus à ce que nous avons déjà entendu, je vous propose de démarrer la vidéo au début de la chanson, mais si vous êtes curieux, vous pouvez voir la vidéo depuis le début.

Julio Sosa chante Madame Ivonne à la télévision.

Traduction libre et explication de texte…

Comme d’habitude, je fais une traduction destinée principalement à déceler les clefs secrètes, sans soucis de livrer une œuvre poétique de la qualité de l’original.
Pour faciliter la lecture, j’indique en bleu les commentaires au milieu du texte.
Le début est récité sur la musique, mais pas chanté.

Yvonne (Yvonne en français, Ivonne en argentin. Le titre est connu sous les deux formes du prénom, mais il s’agit bien sûr du même). Je réserve Yvonne à la partie française, quand elle est jeune et Ivonne à la partie argentine.
Je t’ai rencontrée dans le vieux Montmartre, quand la cloche d’argent de ton rire était un refuge pour notre bohème. Ta fatigue et ton anémie n’étaient pas encore apparues derrière tes cernes violets. (Premiers signes que tout ne va pas pour le mieux pour Ivonne).
Je t’ai connue quand l’amour t’illuminait de l’intérieur, et je t’adorais de loin, sans que tu le saches et sans penser qu’en te confessant cet amour, j’aurais pu te sauver. C’est la même histoire que celle de Susu contée dans Bajo el cono azul.
Je t’ai rencontrée quand j’étais étudiant aux poches plates (fauché, sans le sou) et le Paris de la nuit de l’époque envoyait dans l’espace en une cascade de lumières le règne éphémère de ton prénom, Mademoiselle Ivonne

Commence ici la partie chantée.

Mademoiselle Yvonne était une poupée (pépète, jeune femme) qui, dans le quartier dit du vieux Montmartre (quartier populaire de Paris, accueillant de nombreux artistes), de son air courageux de grisette (couturière, lavandière, femme modeste, habillée de gris. Elle se différencie de la Lorette qui elle fait plutôt profession de ses charmes) joyeuse égayait les festivités de ce boulevard (le boulevard Montmartre).
Elle était la Papusa du Quartier latin (Papusa, une jolie fille. Quartier étudiant de Paris, elle devait faire tourner les cœurs des jeunes gens) qui savait susciter des poèmes, jusqu’à ce qu’un beau jour un Argentin tombât et fit soupirer la petite Française.
Madame Ivonne
La Croix du Sud fut comme un signe.
Madame Ivonne. C’était comme le signe de ta chance.
Alouette grise (La alondra est un oiseau matinal. On donnait ce surnom à ceux qui se levaient tôt et se couchaient tôt, Yvonne était donc une travailleuse honnête).
Ta douleur m’émeut, ton chagrin est de neige (il peut s’agir d’une vision poétique, mais plus sûrement de la cocaïne qui se désigne par « nieve » en lunfardo. Ces deux indications la référence à l’alouette du passé et à la cocaïne d’aujourd’hui, content en deux phrases toute l’histoire).
Madame Ivonne
Cela fait dix ans que Mademoiselle a quitté la France. Aujourd’hui c’est seulement Madame. Comme beaucoup de Françaises dans son cas, elle a dû devenir gérante d’un bordel et acquérir le « titre » de Madame. celle à qui tout paraît lointain (elle se désintéresse de ce qui se passe autour d’elle), avec ses yeux très tristes, elle boit son champagne (cela confirme qu’elle doit être la chef de la maison close. Il ne s’agit pas de véritable Champagne, encore aujourd’hui, les Argentins nomment ainsi les vins mousseux, ce qui énerve les viticulteurs français. Ils font de même avec le Roquefort…).
Elle n’est plus la Papusa du Quartier latin, elle n’est plus la fleur de lys fauchée (Mistonga en lunfardo est pauvre. Je trouve que faucher la fleur de lys, c’est une belle image. Le lys est un symbole royal, mais aussi de pureté, de virginité, ce qui confirme discrètement que l’activité actuelle de Madame Ivonne n’est pas des plus pures). Il ne reste plus rien d’elle, pas même cet Argentin qui, entre tango et maté, l’a enlevée de Paris. Déjà les ravages du tango qui était une folie à Paris dans les années 20. Le maté est bien sûr el mate, la boisson indispensable aux Argentins.
Madame Ivonne
La Croix du Sud était comme un signe. La Croix du Sud est la constellation qui marque dans le ciel nocturne de l’hémisphère austral, le Sud.

Au rythme d’un tango

Le même jour, Tanturi et Castillo ont enregistrée Al compás de un tango.
Les deux tangos pourraient être associés. En effet, le thème est un copain qui essaye de réconforter son ami qui est désespéré à cause d’une femme. Son conseil, aller danser…

Al compás de un tango 1942-03-18 — Orquesta Ricardo Tanturi con Alberto Castillo (Alberto Suárez Villanueva Letra Oscar Rubens)
Mademoiselle Yvonne et Madame Yvonne. « Dix années » séparent ces images. Je n’ai pas forcé sur les cernes d’Ivonne fatiguée par la drogue, le champagne et le chagrin

Quelle image choisir ?

L’illustrateur d’un texte est toujours confronté à des choix. Doit-il faire une belle image ou rester fidèle au texte. C’est effectivement un dilemme.
Pour l’image de couverture, j’ai réalisé une image « entre deux ». Elle n’est plus la jeune femme insouciante de Paris, mais pas encore la tenancière droguée du bordel portègne. Cela me semblait plus convenable pour présenter l’article.
Pour la dernière image, je souhaitais faire apparaître la décennie et ses ravages. J’ai donc testé différentes options pour choisir celle ci-dessus qui ne fait pas apparaître que la différence d’âge que j’ai amplifiée, disons à 20 ans au lieu des 10 du tango.
Mais dans cette image, il est difficile de voir les ravages causés par le chagrin et la vie nocturne et sous l’emprise de l’alcool et de la drogue. Il me fallait donc aller plus loin.
Si vous avez l’âme sensible, arrêtez de lire le texte ici et ne regardez pas les images qui suivent.

Yvonne est la même. Par contre, j’ai beaucoup vieilli Ivonne et je lui ai donné sans doute un peu trop d’âge. Pardon, Ivonne.
Là, j’ai un peu plus fait tomber les traits d’Ivonne, tout en lui enlevant un peu d’âge pour être plus proche des paroles. Je lui ai rajouté les cernes violets et pendant que j’y étais, je lui ai rougi les yeux et agrandi les pupilles. Je crois que c’est une caractéristique provoquée par la drogue. La seule que je prends, c’est la musique de tango, celle qui a des effets euphorisants, même à forte dose.

Vous aurez peut-être remarqué le fond qui est le même pour toutes les images. Je l’ai conçu pour un article traitant du rôle de la France dans le tango.
Pour vous remercier d’avoir lu jusqu’au bout, voici le fond, tout seul…

Je vous jure que ma seule drogue, c’est la musique. C’est ainsi que je vois les mélanges culturels entre la France et l’Argentine, les deux pays rois du cambalache

Silueta porteña 1967-03-17 — Los Siete Del Tango (de Luis Stazo et Orlando Trípodi) con Gloria Velez y Lalo Martel

Nicolas Luis Cuccaro; Juan Ventura Cuccaro Letra Orlando D’Aniello ; Ernesto Noli
Direction et arrangements Luis Stazo et Orlando Trípodi

Silueta porteña est une superbe milonga qui fait le bonheur des danseurs. Aujourd’hui, je vais vous la proposer dans une version différente, moins dansante, mais le tango ne s’arrête pas à la porte de la milonga et le duo est superbe. Un sondage en fin d’article vous permettra de donner votre avis sur la dansabilité.

Luis Stazo (1930-2016) est un très grand monsieur du tango, tout d’abord comme bandonéoniste., mais aussi comme chef d’orchestre, arrangeur et compositeur.
Il est aussi connu pour être le fondateur du Sexteto Mayor avec José Libertella, également bandonéoniste. Cet orchestre a tourné dans le monde entier et continue de le faire avec les successeurs des créateurs.

Évolution de la composition du Sexteto Mayor. Source https://es.wikipedia.org/wiki/Sexteto_Mayor

Los siete del tango est un autre orchestre créé également par Luis Stazo, mais avec Orlando Trípodi. Ils sont les arrangeurs et les chefs de cet orchestre qui a eu une carrière plutôt réduite, entre 1965 et 1969. Cependant, on conserve des enregistrements, à la fois de compositions « classiques », comme Silueta porteña, notre tango du jour et des compositions de Stazo et Trípodi, comme Entre dos, qu’ils ont enregistré le même jour, le 17 mars 1967.
La composition de l’orchestre est la suivante :

  • Luis Stazo au bandonéon (plus arrangements et direction)
  • Orlando Trípodi au piano (plus arrangements et direction)
  • Suarez Paz au violon
  • Hector Ortega à la guitare électrique
  • Mario Monteleone à la basse
  • Les chanteurs sont Gloria Velez et Lalo Martel pour cet enregistrement, mais Roberto Echague et Olga de Grossi ont enregistré d’autres titres.
Silueta porteña n’a pas été intégrée aux quatre disques 33 tours réalisés par l’orchestre (cinq si on compte une double édition avec les mêmes titres) ni éditée en 45 tours (ce qui fut réservé à seulement deux titres, dont celui qui a été enregistrée le même jour que Silueta porteña, Entre dos. Elle a été publié sur la compilation “Al ritmo de la milongas inovidables” par Pampa – EMI – Odeon en 1968. C’est le second titre de la face B. On y trouve la date d’enregistrement, 17-3-67).

Extrait musical

Silueta porteña 1967-03-17 – Los Siete Del Tango con Gloria Velez y Lalo Martel

Les paroles

J’indique également les paroles de cette version qui sont un peu différentes, car Gloria Velez chante sa partie en jouant le rôle de la Silueta porteña, contrairement à la version habituelle ou tout le texte est dit du point de vue de l’homme.

Cuando tú pasas caminando por las tardes, (Cuando yo paso caminando por las calles)
repiqueteando tu taquito en la vereda, (repiqueteando mi taquito en la vereda)  
marcas compases de cadencias melodiosas
de una milonga juguetona y callejera.
Y en tus vaivenes pareciera la bailaras, (Y en los vaivenes pareciera lo bailara)
así te miren y te dicen lo que quieran, (así me miran y me dicen lo que quiera)
porque tú llevas en tu cuerpo la arrogancia  
y el majestuoso ondular de las porteñas.

Tardecita criolla, de límpido cielo
bordado de nubes, llevas en tu pelo.
Vinchita argentina que es todo tu orgullo...
¡Y cuánto sol tienen esos ojos tuyos!

Y los piropos que te dicen los muchachos,
como florcitas que a tu paso te ofrecieran
que las recoges y que enredas en tu pelo,
junto a la vincha con que adornas tu cabeza.
Dice tu cuerpo tu arrogancia y tu cadencia
y tus taquitos provocando en la vereda:
Soy el espíritu criollo hecho silueta
y te coronan la más guapa y más porteña.

Nicolas Luis Cuccaro ; Juan Ventura Cuccaro Letra Orlando D’Aniello ; Ernesto Noli

En rouge ce qui est chantée par Gloria Velez (Quand c’est un homme qui chante, c’est la partie gauche des lignes qui est chantée).
En bleu, ce qui est chanté par Lalo Martel.
En gras, ce qui est chanté par les deux en duo.
En gras et vert, la reprise finale du refrain par les deux chanteurs, Gloria et Lalo.
Le dernier couplet n’est pas chanté dans cette version
.

Une autre silhouette portègne jusqu’au bout des ongles

Traduction libre

Quand tu passes dans l’après-midi, en faisant claquer tes talons sur le trottoir, tu marques la cadence mélodieuse d’une milonga joyeuse et de la rue (il n’y a pas d’équivalent en français).
Et dans tes allers et retours, tu sembles danser, ainsi ils te regardent, te parlent ceux qui aiment, car tu portes dans ton corps, l’arrogance et la majestueuse ondulation des Portègnes.
L’après-midi criollo, au ciel limpide et brodé de nuages, tu le portes dans tes cheveux. Le ruban (bannière) argentin(e) qui est toute ta fierté… Et que de soleil contiennent tes yeux ! (Elle porte les couleurs de l’Argentine sur la tête. Le céleste et le blanc, ainsi que le soleil dans ses yeux).
Et les flatteries (piropos) que te lancent les gars, comme des petites fleurs qu’ils offrent à ton passage pour que tu les ramasses et les laces dans tes cheveux, au côté du bandeau dont tu ornes ta tête. Ton corps dit ton arrogance et ta cadence et tes talons professent sur le trottoir : je suis l’esprit criollo fait silhouette et ils te couronnent comme la plus belle et la plus portègne.

Sondage

L’après-midi criollo, au ciel limpide et brodé de nuages, tu le portes dans tes cheveux. La bannière argentine est toute ta fierté… Et que de soleil contiennent tes yeux !

Violín 1944-03-16 – Orquesta Ricardo Malerba con Orlando Medina

Ricardo Malerba; Dante Smurra Letra Horacio Sanguinetti

Ricardo Malerba était bandonéoniste et ses frères étaient violoniste (Carlos) et pianiste (Alfredo). Carlos est mort au Portugal lors d’une tournée en 1931 et il se peut que Violín, soit un hommage de Ricardo à son frère trop tôt disparu. Quoi qu’il en soit, ce titre mérite d’être le tango du jour. Il a été enregistré il y a exactement 80 ans.

On connaît Malerba, comme chef d’orchestre et compositeur. Il était un bandonéoniste, semble-t-il, assez moyen si on en croit un témoignage rapporté par Tango al Bardo qui indique qu’il laissait le gros du travail à Miguel Caló lors de la tournée en Espagne des années 30.

Les violonistes de Malerba à cette époque sont Alfredo Lattero, Ernesto Gianni, Francisco Sanmartino et José López. Il m’est impossible de dire lequel effectue les magnifiques solos de violon que l’on peut entendre dans cette œuvre.
Son frère, Alfredo avait entretemps épousé Libertad Lamarque. Cette dernière lui a permis de travailler à Radio Belgrano, à condition qu’il propose des tangos rythmés à la D’Arienzo…
Pour cela il avait un autre atout, son pianiste, Dante Smurra qui était particulièrement réputé au point qu’en 1938, il avait été sollicité pour remplacer Biagi dans l’orchestre de D’Arienzo.
Dante a refusé l’offre, pour rester fidèle à Malerba. Avec ce dernier, il a composé Cuando florezcan las rosas, Embrujamiento (leur plus grand succès, repris également par D’Arienzo), La piba de los jazmines, un des hits de Malerba et bien sûr Violín, notre tango du jour.

Extrait musical

Violín 1944-03-16 – Orquesta Ricardo Malerba con Orlando Medina

Les paroles

Hoy mi violín está soñando
con un amor en el atril,
sus cuerdas vibran tiritando
porque vive recordando
que hoy está lejos de mí.

Es mi violín el alma mía
y su canción es mi sentir,
mi corazón que la quería,
que la quiere y no la olvida,
va llorando en mi violín.

Violín, violín…
La quiero mucho más,
la quiero más que ayer
mi amor no tiene fin.
Violín, violín…
quisiera que mi voz,
en alas de tu voz,
llegara hasta mi amor.
Violín, violín…
me quiso igual que yo
y ha de volver a mí,
la esperaré
y tú también,
violín.

Ricardo Malerba ; Dante Smurra Letra Horacio Sanguinetti

Les paroles ne laissent pas de doute sur le fait qu’elles ne s’adressent pas à Carlos, le frère violoniste mort en 1931, mais il se peut que Malerba ait écrit la musique en pensant à son frère. Les hommages de musicien à musicien sont très fréquents dans le tango, bien que généralement plus explicites.

Traduction libre

Aujourd’hui mon violon rêve avec un amour sur le pupitre, ses cordes vibrent en frissonnant parce qu’il vit en se souvenant qu’aujourd’hui elle est loin de moi.
Mon violon est mon âme et son chant est mon sentiment, mon cœur qui l’a aimée, qui l’aime et ne l’oublie pas, il pleure dans mon violon.
Violon, violon… Je l’aime tellement plus, je l’aime plus qu’hier mon amour n’a pas de fin.
Violon, violon… Je voudrais que ma voix, sur les ailes de ta voix, atteigne mon amour.
Violon, violon… Elle m’aimait comme moi, et elle reviendra vers moi, je l’attendrai, et toi aussi, violon.

En lunfardo, un violon (un violín) est une femme. Je suis donc parti de cette idée. Les papillons, ce sont ceux du creux du ventre quand on est amoureux.

Loco turbión 1946-03-15 — Orquesta Miguel Caló con Raúl Iriarte y Roberto Arrieta

Vicente Spina Letra : Roberto Miró (Roberto Daniel Miró)

J’ai toujours adoré Loco turbión et me suis demandé pourquoi seulement Caló l’avait enregistré. C’est sans doute que cette version est parfaite. Je vous invite donc à savourer ce tango du jour, enregistré il y a 78 ans.

Loco turbión, dès le titre, on est en appétit. Loco, fou et turbión, averse violente, mais aussi choses emportées dans un « tourbillon ».
Si on ne prête pas attention aux paroles, on peut imaginer le passage de l’averse. Au début, une marche, puis la montée de la tension, des mouvements contradictoires, comme le vent qui agite les arbres à l’approche de la tourmente. L’averse pourrait être le puissant duo d’Iriarte et Arrieta, puis le soleil réapparaît à la toute fin, jusqu’à la chute des deux dernières gouttes d’eau.

Extrait musical

Loco turbión 1946-03-15 — Orquesta Miguel Caló con Raúl Iriarte y Roberto Arrieta

L’exposition semble faire référence à un temps passé, comme quelqu’un qui se souvient. Le passage en mineur aux alentours de 0:30 et qui trouve son apogée dans le solo de violon à partir de 0:40.
Roberto Arrieta commence à chanter à 1:00. À 1:30 Raúl Iriarte remplace Arrieta, puis à 1:37 ils chantent en duo, avec une émotion intense, qui se détend, puis Arrieta prend le relais, seul et ainsi de suite, jusqu’au final en duo jusqu’à la fin et les deux gouttes de pluie qui closent le tango.
La musique semble effectuer des aller et retour, comme pour marquer les hésitations. Les instruments, puis les chanteurs semblent apporter leur pierre à la construction musicale, jusqu’à ce qu’ils se combinent dans le final en étant sur la « même longueur d’onde ». Les paroles confirment cette impression.

Les paroles

Les paroles renforcent l’idée de tourbillon, de dialogue, d’hésitation. Les chanteurs se répondent avant de s’accorder (à la quinte) et de développer un des magnifiques duos dont nous ravit le tango.

Tengo miedo de encontrarla
Y de nuevo recordarla…
Y achicar el corazón.
Tengo miedo que en sus ojos,
Al mirar estos despojos
Yo adivine compasión.
En mis días fue un dolor,
En mis sueños, fue un rencor,
Y en mi vida no hizo más que mal…
Me tortura este recuerdo
Que me acosa y me persigue
En mis noches sin final.

En la fragua de espantos del sufrir,
Ella puso entre brasas mi ilusión.

Me ha enseñado a morir,
Porque ya no es vivir,
Escuchando en las sombras su reír.
Y esa voz que me nombra sin cesar,
Que me muerde en las noches con su mal,
¡Es un loco turbión!…
Una garra brutal,
Que me estruja el corazón.

Yo me hundo en la locura
De un turbión, al recordarla
Y quererla con pasión.
Y el pensar en olvidarla,
Es camino que conduce
¡A la desesperación!
Es tormento sin final
El fracaso de olvidar,
¡Y es plegaria que no escucha Dios!
Es tortura interminable
El recuerdo de sus ojos
Y el arrullo de su voz.

Vicente Spina Letra : Roberto Miró (Roberto Daniel Miró)

Les parties chantées par Roberto Arrieta seul, sont en rouge.
Celles qui sont chantées par Raúl Iriarte seul sont en bleu.
Lorsque les deux chantent en duo, c’est en gras.
Au final, ils reprennent en duo le refrain à partir de Y esa voz que me nombra sin cesar, qui était chanté par Iriarte seul la première fois.
Le dernier couplet n’est pas chanté. C’est la partie où il souhaite l’oublier.

La météo du tango

Plusieurs tangos parlent d’averses soudaines et violentes, que ce soit de façon objective, comme el aguacero ou de façon figurée, comme Tormenta.
El aguacero de Cátulo Castillo Letra : José González Castillo (Juan de León).
Chaparrón 1946-08-26 (Milonga) Orquesta Juan D’Arienzo con Alberto Echagüe, nous en reparlerons le 26 août à l’occasion de l’anniversaire de cet enregistrement.
Lluvia au moins une quarantaine de tangos parlent de pluie (lluvia), toujours au sens propre ou figuré.
Pour rester dans les aléas climatiques, le vent a aussi sa voix, par exemple dans les tangos suivants.
Cuando bronca el temporal de Gerardo Hernán Matos Rodríguez Letra : Ernesto Marsili, que nous avons évoqué à propos de la version de Di Sarli de 1929. XXXX
Tormenta d’Enrique Santos Discépolo, mais il y a d’autres tangos incluant tormenta (Antonio Bonavena, P. Montanelli, José De Cicco, José Luis Padula) qui parlent de tormenta, au réel comme au figuré.
Huracán, une incroyable composition de Donato d’une puissance titanesque.
Ventaval, plusieurs tangos de ce nom, comme Ventaval de Rodolfo Sciammarella par Mercedes Simone dans le film de 1939, qui se passe à Paris (le titre a pour fond d’écran, le Panthéon), mais qui est argentin, ou cruento vendaval de Miguel Martino et Jacinto Alí (MyL).

Les illustrations

Pour les illustrations, je suis parti de deux pistes. L’idée de tourbillon pour la première, tourbillon que m’évoque le mot turbión, et la musique qui semble circuler d’un côté à l’autre, rebondissant d’un instrument à l’autre, d’un chanteur à l’autre et l’idée de la femme perdue, inaccessible, qui s’en va.
En résumé, n’arrivant pas à choisir, je vous propose les quatre images. N’hésitez pas à indiquer en commentaire celle qui vous plaît le plus, peut-être que je changerai la photo de couverture en fonction de vos avis.

L’image de couverture

Je souhaitais garder l’ambiguïté entre l’averse, le tourbillon et la belle. J’ai hésité entre deux styles, un abstrait à la Arcimboldo, ou les fleurs et nuages colorés remplacent les légumes et un autre, plus « orageux ». J’ai finalement opté pour la femme fleur tourbillonnante, mais comme j’aime bien les autres aussi, je vous présente le lot.

Cliquez sur les images pour les agrandir.

Tengo miedo de encontrarla y de nuevo recordarla….
J’ai peur de la rencontrer et d’à nouveau me souvenir d’elle.

L’image de fin

En général, je souhaite proposer une image d’un style différent pour l’image de fin. C’est donc la version orageuse qui clôture l’article, mais j’aime bien aussi celle de la belle qui s’évapore dans les nuées tourbillonnantes.

Es tortura interminable el recuerdo de sus ojos y el arrullo de su voz. C’est une torture interminable, le souvenir de ses yeux et le roucoulement de sa voix.

Le regard de la belle qui s’éloigne au milieu des éclairs, semblant tenir dans sa main la foudre, du coup de foudre qu’elle a volé avant de rejoindre l’Olympe. Elle est devenue inaccessible, divine et cruelle.

Pitch & speed – Vitesse et tonalité

Certains puristes affirment que l’on doit passer les disques à la vitesse exacte à laquelle ils ont été enregistrés, qu’ils ont été enregistrés ainsi et que donc ce serait un sacrilège de changer cela.
Je saisis cette affirmation pour apporter quelques éléments de réflexion.

Toutes les éditions ne sont pas à la même vitesse.

On peut trouver une édition ou la musique est plus rapide et aiguë qu’une autre, ou au contraire plus grave et lente. À moins d’avoir l’oreille absolue, peu de danseurs se rendent compte de la différence.
Pour s’en convaincre, allez sur un site comme l’excellent https://tango-dj.at/database et comparez la durée des morceaux. Par exemple, Milonga de mis amores a des durées comprises entre 1:38 et 3:53.

Sur l’excellent site www.tango-dj.at, vous trouvez toutes les informations utiles pour gérer une grande partie de votre collection de musique. Pour ma part, c’est ma référence. Si j’ai une information différente, j’écris et Bernhardt adapte la notice pour ajouter l’information. C’est très agréable d’avoir un site qui accepte les remarques et en tient compte. Cela change des sites qui te répondent que je me trompe et qui change ensuite l’information sans rien dire. C’est désormais le seul site avec lequel je collabore régulièrement. Sur cette photo, il manque des colonnes et de lignes que j’ai supprimé pour me concentrer sur ce qui m’intéressait.

Pour un orchestre donné, par exemple, la version de Canaro enregistrée le 26 mai 1937 (matrice 9026) et bien que la source de ces différents enregistrements soit des exemplaires du même disque (Odeon 5028 face A), on trouve des variations de 2:58 chez TangoTunes (9026 – 5028 A TangoTunes) à 3:05 chez Danza y Movimiento (DZ020234).
À l’écoute, la version de TangoTunes est clairement plus aiguë et rapide. Cela correspond à une différence de 4 %.

À l’écoute, la version de TangoTunes est clairement plus aiguë et rapide. Cela correspond à une différence de 4 %.

Dans les années 40, les orchestres jouaient en vivo.

Ils pouvaient donc jouer avec les danseurs, accélérer ou ralentir. Aujourd’hui, le disque a figé la vitesse. Les danseurs vont toujours écouter le même morceau à la même vitesse, avec les mêmes « surprises ». Le DJ peut recréer des « effets », comme le font les orchestres live, en faisant une reprise, en augmentant les breaks, en modifiant la vitesse, en proposant des versions moins courantes du même orchestre ou en proposant un orchestre dans un registre inhabituel (par exemple Troilo qui imite Calo).

On connait tous les prestations tardives de D’Arienzo. Plusieurs orchestres contemporains, imitent ses mouvements pour mettre de l’ambiance. Certains DJ battent la mesure, mais même sans ces extrêmes, le DJ a la possibilité d’influer très fortement sur l’ambiance.

Deux orchestres peuvent jouer le même thème avec des vitesses très différentes.

Des extrêmes comme Milonga de mis amores par exemple qui peut être un canyengue ou une milonga selon les interprétations.

Milonga de mis amores 1937-05-26 — Franciso Canaro — 86 BPM — C’est plutôt du canyengue, non ?
Milonga de mis amores — Hyperion Ensemble — 120 BPM — Ça dépote, non ?

Je considère que le travail du DJ est de mettre de l’ambiance, pas de dire la messe.

Je m’arroge donc le droit de varier le rythme des morceaux, parfois la tonalité en fonction de l’effet que je veux obtenir. Je fais cela depuis plus de vingt ans, dès que j’ai eu un magnétophone à cassettes avec un variateur de vitesse. L’avantage de l’ordinateur est que je peux le faire en cours de morceau, sans changement de tonalité, ce qui rend l’opération discrète pour les danseurs.
J’ai réglé mes logiciels pour limiter la variation à 10 % et je n’utilise de telles valeurs que pour accélérer le final d’une valse ou d’une milonga, par exemple afin de faire rire les danseurs, lorsqu’en fin de tanda ils ont réussi à tenir le rythme d’une tanda « infernale ».
Dans la pratique courante, je peux modifier la vitesse d’un morceau pour pouvoir le placer à un moment différent dans une tanda.
Cela ne m’empêche pas de toujours chercher de meilleures copies, même si maintenant la majorité de ma musique a été numérisée à partir de disques Schellac.
Je pense qu’il faut distinguer l’aspect collectionneur, musicologue, de celui de DJ. On peut être les deux, je dirai même qu’on devrait être les deux, mais pas au même moment.

Le DJ est un élément essentiel pour l’animation du bal. Faites-lui confiance, s’il le mérite 😉

Deja el mundo como está 1940-03-14 – Orquesta Rodolfo Biagi con Andrés Falgás

Rodolfo Biagi Letra Rodolfo Sciammarella

Le tango du jour, Deja el mundo como está, (Laisse le monde comme il est) a été enregistré par Biagi avec la voix d’Andrés Falgás il y a exactement 84 ans. Il faut s’intéresser aux paroles, relativement originales, pour comprendre pourquoi ne pas changer le Monde, n’oublions pas que si l’Argentine fut épargnée par la seconde guerre mondiale, tout n’y était pas rose en 1940.

La Década Infame (la década infame)

La década infame se situe entre deux coups d’État qui ont secoué l’Argentine (1930-1943). Entre les deux différentes élections truquées et les manipulations politiques douteuses.
Les causes de la década infame sont en grande partie issues du crash du 1929, la chute du commerce international ayant durement touché les possibilités d’exportations de l’Argentine, engendrant un chômage massif. Le rôle de l’Angleterre, sa mainmise sur l’économie argentine, n’est pas sans rappeler l’actualité de l’Argentine d’aujourd’hui, il suffit de remplacer Royaume-Uni par FMI ou USA pour avoir une idée du problème. L’Argentine revit de façon cyclique le même phénomène en alternance à chaque décade.
En résumé, la situation sociale était plutôt morose et la répression des mouvements populaires féroce durant toute la période. Il fallait bien se changer les idées avec le tango pour voir la vie en rose.

La Década de Oro (L’Âge d’or)

À l’opposé de la situation politique, la situation artistique était bouillonnante.
L’Argentine était tournée vers l’Europe et en littérature, le groupe de Florida avait pour modèle les écrivains européens. Ils étaient plutôt issus des hautes classes de la société, celles où on parlait couramment le français et où on était attentif à toutes les modes européennes. Ces écrivains soignaient la forme de leurs écrits, sans doute plus que le contenu. On trouve parmi eux, Jorge Luis Borges.
Le bipartisme argentin fait que le principal groupe concurrent, celui de Boedo avait pour sa part des préoccupations plus sociales et avait tendance à passer la forme au second plan. Une de ses figures de proue était Roberto Emilio Arlt.

On retrouve la même dichotomie en peinture, avec d’un côté le groupe de Paris, lié au surréalisme, alors en vogue en France et de l’autre, des peintres plus préoccupés des questions sociales dont le plus connu est sans doute Quinquela Martin, celui qui a donné à la Boca l’image qui plaît tant aux touristes en mettant de la couleur sur les tristes tôles des maisons de l’époque. Je l’avais évoqué au sujet du tango « El Flete ».

 Je pense que vous m’avez vu venir, cette période est également une década de oro pour la musique et notamment le tango. Le tango de cette époque fait le lien entre l’Europe et notamment la France, beaucoup de musiciens argentins s’étant installés ou ayant fait le voyage en Europe et notamment à Paris avant de rentrer d’urgence en 1939 à cause de la Seconde Guerre mondiale. Ceci fait qu’à Buenos Aires s’est retrouvé tout ce qui comptait en matière de musique de tango. Là encore, deux styles, l’orientation De Caro, plus intellectuelle et destinée au concert et l’orientation Canaro, D’Arienzo, plus tournés vers le bal.
Cette période est donc à la fois tragique pour la population et extrêmement riche pour la création artistique.
Je vais m’intéresser, enfin, au tango du jour et voir pourquoi il ne faut pas changer le Monde.

Extrait musical

Deja el mundo como está 1940-03-14 – Orquesta Rodolfo Biagi con Andrés Falgás y coro

Les changements chromatiques, du grave vers l’aigu à chaque début du couplet, font monter l’intensité dramatique. Inconsciemment on associe ces montées chromatiques à une accélération du rythme, comme si le disque tournait plus vite, ce qui n’est pas le cas, le tempo reste content sur toute la durée du morceau.

Les paroles

Hoy sos un hombre descontento y amargado
después que has derrochado tu bienestar.
Te has convertido en enemigo de la vida
porque ella te convida a trabajar.
Por eso mismo es que todo te molesta
y se oye tu protesta por los demás.
Con el tono llorón de un agorero
decís que el mundo entero lo deben transformar.

Deja el mundo como está,
que está hecho a la medida… (aunque parezca mentira)
Deja el mundo como está
vos debes cambiar de vida… (No has muerto viejo)
Le quieres poner rueditas…
¿Dónde lo quieres llevar?
Sólo vos lo ves cuadrado
y redondo los demás.
Deja el mundo como está,
con sus malas y sus buenas,
con sus dichas y sus penas…
¡Deja el mundo como está!


Qué cosa buena has de encontrar a la deriva
o es que esperas de arriba tu porvenir.
Sólo se logran con trabajo y sacrificios
los grandes beneficios para vivir.
Al fin, tu queja es el clamor de un fracasado,
ya me tienes cansado de oírte gritar…
Que anda el mundo al revés y está deshecho
y vos… ¿Con qué derecho lo pretendes cambiar?

Rodolfo Biagi Letra Rodolfo Sciammarella

Dans la version de Biagi, Falgás chante ce qui est en gras et le chœur insiste en chantant la partie en rouge.
Dans la version de Canaro, ce qui est chanté par Famá est la partie en gras et Canaro fait un dialogue en chantant ce qui est en bleu. Il n’y a pas de reprise de la fin du refrain, contrairement à Biagi.
Pour sa part, dans la version de Donato, Lagos chante les mêmes couplets que Falgás, mais sans la reprise de la fin du refrain.

Traduction libre :

Aujourd’hui, tu es un homme mécontent et amer après avoir dilapidé ton bien-être. Tu es devenu l’ennemi de la vie parce qu’elle t’invite à travailler. C’est pourquoi tout te dérange et que ta protestation est entendue par-dessus tout. Avec le ton pleurnichard du pessimiste, tu dis que le monde entier doit être transformé.

Laisse le monde tel qu’il est, c’est du sur-mesure… (crois-le ou pas)
Laisse le monde tel qu’il est, c’est toi qui dois changer de vie… (Tu n’es pas mort, mon vieux)
Tu veux y mettre des roulettes… Où veux-tu l’emporter ? Il n’y a que toi qui le vois carré et tous les autres le voient rond.
Laisse le monde tel qu’il est, avec ses mauvais et ses bons aspects, avec ses joies et ses peines… Laisse le monde tel qu’il est !

Le passage suivant n’est pas chanté dans aucune des trois versions, mais il est intéressant à saisir :
Ce qu’il y a de bon à se laisser aller à la dérive, c’est que tu attends d’en haut ton avenir. Or, ce n’est qu’au prix d’un travail acharné et de sacrifices que l’on peut obtenir les grands avantages de la vie. Pour finir, ta plainte est la clameur d’un échec, là, tu me fatigues de t’entendre crier… Que le monde est sens dessus dessous et qu’il est défait, et toi… de quel droit prétends-tu le changer ?

Autres versions

Ce tango a rencontré l’air du temps et en quelques mois, il a été enregistré trois fois.
Par son auteur, Biagi, puis par Canaro et enfin Donato.
Il me semble intéressant de comparer les trois versions.
Les trois ont des caractères communs, mais les versions de Canaro et de Donato sont plus traditionnelles. Elles ont le même dynamisme et l’impression de marche haletante que dans la version de Biagi, mais ce dernier propose des enrichissements convaincants et un étagement des plans musicaux plus riches, plus variés que ceux de ses collègues qui sont totalement dans la marche et moins dans la subtilité.

Deja el mundo como está 1940-03-14 – Orquesta Rodolfo Biagi con Andrés Falgás y coro

Le rythme est d’environ 139 BPM et est régulier tout au long de l’interprétation, même si on a une impression d’accélération suggérée par les montées chromatiques.          

Deja el mundo como está 1940-09-30 – Orquesta Francisco Canaro con Ernesto Famá y contracanto por Francisco Canaro

On note dans cette version, des variations de rythme (145 à 135). Les parties chantées sont plus lentes. Canaro a également choisi de faire un dialogue où il répond à Famá, jouant donc le rôle de celui qui l’encourage à travailler. La clarinette, le piano et les violons semblent aussi se lancer dans la discussion pour finalement « parler » en même temps, comme le fait le chœur dans la version de Biagi.

Deja el mundo como está 1941-01-21 – Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos

C’est le tempo le plus lent des trois versions, avec environ 135 BPM sur la partie instrumentale et 133 sur la partie chantée. Les montées chromatiques sont présentes, mais moins marquées que chez Biagi.

La fin du Monde

Pardonnez ce titre racoleur. Je veux juste vous parler de comment se terminent ces titres et comment els agencer dans une tanda.
La terminaison des trois versions. On a vu que dans la version de Biagi, il y a une accélération simulée avec en apothéose la reprise finale du couplet par le chœur. L’intensité est donc maximale à la fin.
Dans la version de Canaro, le mélange des voix des instruments à la fin suggère également un apogée, un paroxysme.
Pour Donato, en revanche, rien de tel. Il y a juste la ligne mélodique du violon qui devient plus expressive et présente, mais d’impression d’explosion finale, contrairement aux deux autres versions.
Cette caractéristique, avec le fait qu’elle est d’un tempo plus lent, me pousserait à ne pas terminer une tanda avec ce titre, mais plutôt de le mettre en début de tanda. Les versions de Canaro et Biagi, avec leur apothéose finale, font en revanche de bons morceaux de fin de tanda.
Bien sûr, ce qui compte est également ce qu’on met avant dans le cas de Biagi et Canaro et après dans celui de Donato.
Par exemple, in on termine une tanda de Donato par ce titre, cela veut dire que les précédents sont sans doute moins dynamiques. La tanda sera donc plutôt calme, voire peut-être un peu plate, mais cela peut convenir, par exemple après des milongas, pour que les danseurs reprennent leur respiration. Comme toujours en la matière, il n’y a pas de règle qui résiste à l’observation de la milonga. C’est l’ambiance du moment qui décide.

Ce titre me fait penser à la chanson de Ralph Zachary Richard reprise notamment par Julien Clerc et Alpha Blondy

Ventarrón 1933-03-13 Orquesta Típica Victor con Alberto Gómez (y Elvino Vardaro)

Pedro Maffia Letra : José Horacio Staffolan

Le tango du jour a été enregistré il y a exactement 91 ans par Adolfo Carabelli à la tête de l’Orquesta Típica Victor. Le chanteur d’estribillo est Alberto Gómez, mais un autre soliste fait de ce titre une merveille, le violoniste Elvino Vardaro.

Nous avons largement parlé de la Victor et de ses orchestres. Carabelli est son premier chef d’orchestre. Alberto Gómez a enregistré deux fois ce titre en mars 1933. Le 6, comme chanteur de la version « chanson » et le 13, pour une version de danse. Il est intéressant de comparer les deux versions pour encore plus se familiariser entre les deux types de tangos que certains danseurs, voire DJ n’assimilent pas toujours.

Elvino Vardaro (Buenos Aires le 18 juin 1905 – Argüello 5 août 1971)

Elvino Vardaro. Enfant, dans les années 40 et dans les années 60. Sur la dernière image, on remarque que son pouce droit a perdu une phalange, à la suite d’un accident quand il avait cinq ans.

Le 10 de julio 1919, il donne son premier concert. Au programme de la musique classique. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il commence alors à jouer au cinéma pour accompagner les films muets. Rodolfo Biagi puis Luis Visca l’y remarquent et finalement, Juan Maglio (Pacho) en 1922 vient le chercher au cinéma pour l’intégrer dans on orchestre. Il a alors 17 ans.
Son professeur de violon, Doro Gorgatti lui aurait dit : « Quel dommage que vous jouiez des tangos, vous pourriez jouer très bien du violon ! ».
Une chance pour nous qu’il ait poursuivi dans sa voie.
Il travaille en effet avec différents orchestres et intègrera les prestigieux orchestres de la Victor où il fera merveille, comme vous pourrez l’entendre dans le tango du jour.
Il montera à diverses reprises des orchestres de tailles différentes quintette, sextette, septuor et même típica, mais sans réel succès et peu d’enregistrements. En revanche, il a participé quasiment à tous les orchestres, Canaro, Di Sali, do Reyes, Firpo, Fresedo, Maffia, Piazzolla, Pugliese et a terminé sa carrière dans l’orchestre symphonique de l’orchestre de Cordoba.
Sa virtuosité a inspiré à Argentino Galván une composition musicale « Violinomanía », qu’il a heureusement enregistrée avec le Brighton Jazz Orquesta, un orchestre qu’il dirigeait dans les années 1940. Ce n’est pas du tango, mais je le placerai en fin de cet article pour que vous puissiez juger de sa virtuosité.
Je ne vous donne pas d’autre indication pour l’écoute du tango du jour. Si vous ne détectez pas immédiatement le violon de Vardaro, arrêtez le tango, mettez-vous au reggaeton.

Extraits musicaux

En premier, je vous propose la version de danse. Elle a été enregistrée une semaine après la version en chanson.

Ventarrón 1933-03-13 — Orquesta Típica Victor con Alberto Gómez

Dans cette version, le deuxième soliste, c’est le violoniste Elvino Vardaro. Je vous laisse l’écouter et avoir la chair de poule en l’entendant. Fabuleux.

Ventarrón 1933-03-06 Alberto Gómez accompagné par un orchestre

Il n’est pas certain que l’orchestre soit la Típica Victor. C’est une version chantée et donc, l’important, c’est le chanteur, l’orchestre est au second plan.
Cette version n’est pas pour le bal et est à mon avis musicalement moins intéressante. Je reste donc avec ma version chérie, celle du 13 mars que je propose de temps à autre en milonga, notamment en Europe où la Típica Victor a plutôt la cote.

Les paroles

Por tu fama, por tu estampa,
sos el malevo mentado del hampa;
sos el más taura entre todos los tauras,
sos el mismo Ventarrón.

¿Quién te iguala por tu rango
en las canyengues quebradas del tango,
en la conquista de los corazones,
si se da la ocasión?

Entre el malevaje,
Ventarrón a vos te llaman…
Ventarrón, por tu coraje,
por tus hazañas todos te aclaman…

A pesar de todo,
Ventarrón dejó Pompeya
y se fue tras de la estrella
que su destino le señaló.

Muchos años han pasado
y sus guapezas y sus berretines
los fue dejando por los cafetines
como un castigo de Dios.

Solo y triste, casi enfermo,
con sus derrotas mordiéndole el alma,
volvió el malevo buscando su fama
que otro ya conquistó.

Ya no sos el mismo,
Ventarrón, de aquellos tiempos.
Sos cartón para el amigo
y para el maula un pobre cristo.

Y al sentir un tango
compadrón y retobado,
recordás aquel pasado,
las glorias guapas de Ventarrón.

Pedro Maffia Letra : José Horacio Staffolan

Dans la version de danse du 13 mars, Gomez ne chante que deux couplets (en gras dans le texte). En revanche le violon chante tout le reste, c’est lui la vedette de ce tango.  
Dans la version chanson, Gomez chante la totalité des couplets, dans l’ordre indiqué, sans reprise. De brefs moments instrumentaux donnent une petite respiration, mais la voix est quasiment toujours présente et on peut avoir une impression de monotonie qui fait que ce tango ne pourrait pas porter de façon satisfaisante à l’improvisation.
Il convient donc dans cette version de porter attention aux paroles. Heureusement, elles ne posent pas de problème particulier.
En voici une traduction libre :
Par ta renommée, par ton image, tu es le méchant attitré du gang ; tu es le plus caïd parmi tous les caïds, tu es le Ventarrón même (vent furieux).
Qui t’égale pour ton rang dans les brisées du tango canyengue (façon de danser du canyengue, inspirée de la posture du combat à l’arme blanche), dans la conquête des cœurs, si l’occasion s’en présente ?
Dans l’assemblée des voyous, ils t’appellent Ventarrón… Ventarrón, pour ton courage. Pour tes exploits tout le monde t’acclame…
Malgré tout, Ventarrón a délaissé Pompeya (quartier de Buenos Aires) et a suivi l’étoile que son destin lui a indiquée.
De nombreuses années ont passé et ses témérités et ses faussetés, il les a abandonnées pour les cafés, comme un châtiment de Dieu.
Seul et triste, presque malade, avec ses défaites mordant son âme, le bagarreur est revenu cherchant sa renommée qu’un autre a déjà conquise.
Tu n’es plus le même, Ventarrón, de cette époque. Tu es un cave pour l’ami (le footballeur Messi dirait bobo plutôt que cave) et pour le lâche un pauvre hère.
Et quand tu sens un tango amical et passé de mode, tu te souviens de ce passé, des gloires téméraires de Ventarrón.

Là où on revient à mon violoniste adoré

Je vous l’avais promis, on termine avec d’Elvino Vararo, le meilleur violoniste de tango du 20e siècle.
Argentino Galván a écrit Violinomanía en l’honneur de la virtuosité d’Elvino Vararo. Celui-ci l’a enregistré à la tête du Brighton Jazz Orquesta en 1941 à Buenos Aires. Elvino dirigeait cet orchestre à la radio « El Mundo » et pour des concerts dans différents lieux, cabarets,confiterias, bals…

Violinomanía 1941 — Brighton Jazz Orquesta, direction et violon, Elvino Vararo (Argentino Galván)

Pour être complet, je devrais sans doute citer qu’il a enregistré le même jour Frenesi, un morceau de « Rumba fox-trot », toujours avec le Brighton Jazz et les chanteurs Nito et Roland. C’est moins virtuose, mais représentatif d’un orchestre de Jazz à l’âge d’or du tango.

Frenesi 1941, Brighton Jazz Orquesta, direction et violon, Elvino Vararo, con Nito y Roland (Alberto Domingez)

Pour clore le chapitre en revenant au tango, même si c’est du tango à écouter et pas à danser, voici Pico de oro qu’Elvino a enregistré avec son orchestre en 1953.

Pico de oro 1953 – Elvino Vardaro y su Orquesta Típica (Juan Carlos Cobián Letra: Enrique Cadícamo).
De nombreuses années ont passé et ses témérités et ses faussetés, il les a abandonnées pour les cafés, comme un châtiment de Dieu.

En lo de Laura 1943-03-12 — Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas

Antonio Polito Letra Enrique Cadícamo (Domingo Enrique Cadícamo)

Cette milonga, enregistrée il y a exactement 81 ans par D’Agostino et Vargas évoque l’un des lieux de tango semi-clandestin les plus fameux des débuts du tango. Celui qui était tenu par Laurentina Monserrat, Laura. Nous sommes à la fin du XIXe, début du XXe siècle. Je vous propose de suivre le tango dans ses berceaux interlopes, à la recherche de ses heures de gloire.

Au sujet de Sacale punta, j’ai évoqué les « maisons » de tango. Je prolonge ici l’enquête, plus au cœur de ces premiers sites, qui n’étaient pas que des lieux de danse…

Extrait musical

En lo de Laura 1943-03-12 — Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas

Les paroles

Milonga de aquel entonces
que trae un pasado envuelto…
De aquel 911
ya no te queda ni un vuelto…
Milonga que en lo de Laura
bailé con la Parda Flora
Milonga provocadora
que me dio cartel de taura…
Ah… milonga ‘e lo de Laura

Milonga de mil recuerdos
milonga del tiempo viejo.
Qué triste cuando me acuerdo
si todo ha quedado lejos…
Milonga vieja y sentida
¿quién sabe qué se ha hecho de todo?
En la pista de la vida
ya estamos doblando el codo.
Ah… milonga ‘e lo de Laura

Amigos de antes, cuando chiquilín,
fui bailarín compadrito…
Saco negro, trensillao, y bien afrancesao
el pantalón a cuadritos…
¡Que baile solo el Morocho
! — me solía gritar
la barra «
e los Balmaceda…
Viejos tangos que empezó a cantar
la Pepita Avellaneda
¡Eso ya no vuelve más!

Antonio Polito Letra Enrique Cadícamo (Domingo Enrique Cadícamo).

Une brève et caricaturale histoire du tango

On lit beaucoup de bêtises sur les prémices du tango, le mieux est donc de faire court pour limiter la liste de ces âneries. Ce que l’on peut en dire de façon à peu près certaine est qu’il n’est pas né dans les salons huppés de la bourgeoisie. Cependant, les jeunes hommes de la bonne société, les niños biens, allaient parfois s’encanailler dans les moins troubles des lieux de « divertissement » de l’époque.
Comme bien sûr, les filles de bonne famille ne pouvaient pas décemment se rendre dans les mêmes lieux, la danse se faisait avec les femmes du lieu, des banlieusardes, des soubrettes, des grisettes et des prostituées, plus ou moins raffinées. On n’y dansait donc pas entre hommes, en tout cas pas de façon généralisée et souhaitée…
Lorsque le tango est revenu couvert de gloire d’Europe et notamment de Paris, le tango s’est diffusé dans les hautes sphères. Il n’était plus nécessaire de fréquenter ce type de lieu pour le pratiquer, les femmes de la bonne société pouvaient alors s’adonner à cette danse qui s’est alors assagie. Les paroles outrancières comme celles de Villodo ont été réécrites, la danse s’est raffinée en adoptant une attitude plus droite, plus élégante, le tango était prêt à entrer dans son âge d’or. Par chance pour nous, c’est aussi plus ou moins l’époque où l’enregistrement électrique est apparu, ce qui nous permet de conserver des souvenirs sonores de bien meilleure qualité de cette époque. Enregistrement.

Allons au bordel

La maison que certains appellent pudiquement « école de danse » ou tout simplement Lo de Laura (ou du nom d’une autre tenancière) est tout simplement une maison de plaisirs. Cependant, il ne faut pas y voir nécessairement un lieu sordide, digne d’un roman de Zola.
En effet, la prostitution au XIXe siècle avait différents étages.

Les courtisanes

Tout en haut, la Courtisane. À Paris, la Paiva en était sans doute le meilleur exemple. C’était une prostituée, plus ou moins occasionnelle qui a réussi à se faire remarquer et qui est devenu une femme entretenue, par un ou plusieurs riches hommes.
Avoir une maîtresse pour un homme très riche n’était pas mal vu à l’époque, au contraire, c’est le contraire qui aurait été choquant. On aurait pensé qu’il était pingre ou ruiné, ce qui n’aurait pas été bon pour les affaires.

L’hôtel de la Païva, 25 avenue des Champs-Élysées à Paris, France,

L’hôtel de la Païva est le seul hôtel particulier restant de l’époque où on affirmait que c’était les Champs-Élysées étaient la plus belle avenue du Monde. En effet, l’horrible avenue actuelle n’a plus rien à voir avec le charme de tous ces hôtels qui rivalisaient sur les « Champs ». Même ce survivant est mis à mal, car désormais masqué par la devanture d’un bistrot.
Prendre un exemple en France n’est pas une erreur, c’est ce pays qui servait essentiellement de modèle pour les mœurs de la haute société à cette époque.

Cliquez ce lien pour en savoir un peu plus sur ce lieu et sa propriétaire.

Les cocotes

La cocote n’arrive pas au statut social des courtisanes. Elle est entretenue par divers « réguliers », mais aucun n’est suffisamment riche ou généreux pour lui permettre de s’établir dans un somptueux hôtel particulier.
Notons que les économies qu’arrivent à faire certaines leur permettent d’ouvrir des maisons, que ce soient des pensions (logements) ou des bordels. Elles continuent donc de travailler, elles-mêmes ou font travailler d’autres femmes, contrairement aux Courtisanes, qui ne travaillent plus que pour le plaisir ou leur mécène.

Les occasionnelles

L’occasionnelle est celle qui ayant du mal à boucler son budget, se livre à l’exercice moyennant finance. Elle peut être une lingère, une fille de salle, une artiste de cabaret, ou toute autre profession qui ne garantit pas un revenu suffisamment régulier et important pour vivre. Certaines auront un peu de chance dans leurs rencontres et iront rejoindre les cocotes, voire les courtisanes, mais d’autres feront cela à temps plein et entreront alors dans les maisons closes.

Les maisons closes (prostibulos)

Là encore il y a différents étages. Je ne rentrerai pas dans les détails, car cela n’aurait pas trop d’intérêt pour notre propos. Ce qu’il suffit de savoir est que pour pratiquer le tango dans les premiers temps, c’étaient des lieux où on pouvait facilement trouver une partenaire, pour danser, ou plus si affinité (et finances). En général, cela commençait avec un café, café qui reste toujours de mise dans la bouche des dragueurs des milongas portègnes…
Ces établissements étaient contrôlés, notamment pour limiter la syphilis et gérés par une ancienne prostituée, un souteneur ou quelque entrepreneur entreprenant. D’ailleurs, de très nombreuses filles pauvres, notamment des Françaises, sont venues à Buenos Aires avec les promesses d’un bel Argentin et se sont retrouvées dans ces établissements avec des fortunes très diverses. Parmi elles, on pourrait citer de nombreuses « grisettes » comme Griseta, Malena, Manón, Margot, María, Mimí, Mireya Ninón et Mademoiselle Ivonne qui devient Madame Ivonne. Cette dernière toutefois était une administratrice de pension, pas de bordel, elle a employé différemment ses économies.
Les différentes « écoles de danse » étaient donc des lieux où la danse n’était pas la seule activité.

Les « Lo »

Parmi les lieux les plus réputés pour la danse, on pourrait citer Lo de Laura, qui fait l’objet de ce tango et que nous avons déjà décrit à propos de Sacale punta XXXX, Lo de Maria la Vasca (la Basque). On cite souvent Lo de Hansen qui était un bar-restaurant créé par un Allemand, Juan Hansen, en 1877, mais il est à la fois douteux que ce fût un lieu de danse et un bordel. En revanche, Lo de Tancreli revendique les deux fonctions.

Lo de Hansen

Cet établissement était situé dans le parc 3 de febrero (Palermo) qui a été inauguré en 1875.
Pour ceux que ça intéresse, le nom vient du 3 février 1852, date de la bataille de Caseros entre les armées de Rosas et Urquiza et qui marque le début de la période nommée « organización nacional » (organisation nationale…) de l’histoire politique mouvementée de l’Argentine.
Le 4 mai 1877, Juan Hansen sollicite auprès de la commission du parc d’ouvrir un café-restaurant dans une construction du parc (probablement antérieure à la création du parc en 1875, car elle était en mauvais état. Il avait déjà un établissement depuis 1869, également à Palermo (en face de la gare). La commission accepte et Juan Hansen effectuera différents travaux comme l’ajout d’une terrasse sur le toit, le remplacement du plancher par un carrelage, l’agrandissement des fenêtres existantes et la construction d’un salon supplémentaire.

Le café de Hansen, ici nommé « Restaurant del Parque 3 de Febrero » et la mention J Hansen sur la droite de la façade. À droite, une vue « intérieure ». On voit sur ces deux photos les aménagements proposés à la commission : Le carrelage et la terrasse panoramique.

Le café restaurant ouvre donc, mais se livrerait à d’autres activités, comme l’avancent « José Sebastian Tallón dans El tango en su etapa de música prohibida. Buenos Aires, Instituto Amigos del Libro Argentino, 1959 et repris par Enrique Horacio Puccia dans “el Buenos Aires de Ángel Villoldo”. »
« Hansen à Palermo, était un mélange de bordel somptueux et de restaurant. Un commerce de précurseurs, pourrait-on dire, avec en prime les bagarres fréquentes, le cabaret tumultueux qui a précédé les actuels. Ce fut la cour de récréation de bacancitos (petits chefs) et compadritos comme ils se définissent eux-mêmes. Et des bagarreurs et des gens ayant divers problèmes. »
Cependant, plus qu’un bordel, c’était une « Chupping house » comme disent élégamment les Argentins qui ne veulent pas parler de la chose et la déguisent par une expression anglaise qui pourrait se traduire par masturbation. Il semblerait que les bosquets avoisinants aient été propices à ces activités, notamment la nuit.
En effet, le café de Hansen avait deux visages. Il était ouvert en permanence. De jour, il accueillait les promeneurs qui venaient se rafraîchir et manger et de nuit, les fêtards et fauteurs de trouble s’y retrouvaient.
Parmi eux, les amateurs de tango. Ceux-ci venaient écouter, car il était interdit de le danser, comme l’affirment notamment Amadeo Lastra et Miguel Angel Scenna.
Cependant, plusieurs témoignages indiquent que l’on dansait tout de même au son de la musique dans les alentours de l’établissement. Dans ce sens, je vous propose le témoignage de Félix Lima :

« Se bailaba? Estaba prohibido el bailongo, pero a retaguardia del caserón de Hansen, en la zona de las glorietas tanguea base liso, tangos dormilones, de contrabando. Los mozos hacían la vista gorda. El tango estaba en pañales. A un no había invadido los salones de la “haute”. Solamente lo bailaban las mujeres alegres »

« Est-ce qu’on y dansait ? Il était interdit de faire du bailongo, mais à l’arrière de l’établissement d’Hansen, dans la zone des gloriettes, il se dansait des tangos tranquilles, des tangos lascifs (endormis), de contrebande. Les serveurs faisaient semblant de ne pas voir (vista gorda). Le tango avait encore des couches (était bébé). Il n’avait pas encore investi les salons de la « haute ». Seules les femmes légères (alegres) le dansaient.

El Esquinazo, un succès à tout rompre

C’est dans cet établissement qu’a eu lieu l’incroyable succès de El Esquinazo d’Ángel Gregorio Villoldo. Voici comment le raconte Pintin Castellanos dans Entre cartes y quebradas, candombes, milongas y tangos en su historia y comentarios. Montevideo, 1948.
Pintin parle du Café Tarana qui était le nom de l’époque du Café de Hansen (qui était mort le 3 avril 1891). Anselmo R. Tarana avait lorsqu’il en devint le propriétaire le 8 mai 1903, adopté le nom « Restaurante Recreo Palermo. Antiguo Hansen ». Mais pour les clients, c’était Lo de Hansen ou Lo de Tarana. Signalons que Tarana avait cinq voitures, pour raccompagner les clients à domicile, ce qui témoigne bien du succès.
La composition de Villoldo a été un triomphe […]. L’accueil du public fut tel que, soir après soir, il se rendit au et le rythme diabolique du tango susmentionné commença à rendre peu à peu tout le monde fou. Pour avoir une idée de comment c’était joué à l’époque, un enregistrement de 1909 sorti le 5 mars 1910.

El esquinazo 1910-03 05 — Estudiantina Centenario dirige par Vicente Abad (Ángel Gregorio Villoldo Letra Carlos Pesce ; A. Timarni [Antonio Polito])

Tout d’abord, et avec une certaine prudence, les clients ont accompagné la musique de « El Esquinazo » en tapant légèrement avec leurs mains sur les tables.
Mais les jours passaient et l’engouement pour le tango diabolique ne cessait de croître.
Les clients du Café Tarana ne se contentaient plus d’accompagner avec le talon et leurs mains. Les coups, en gardant le rythme, augmentèrent peu à peu et furent rejoints par des tasses, des verres, des chaises, etc.
Mais cela ne s’est pas arrêté là […] Et il arriva une nuit, une nuit fatale, où se produisit ce que le propriétaire de l’établissement florissant ressentait depuis des jours. À l’annonce de l’exécution du tango déjà consacré de Villoldo, une certaine nervosité était perceptible dans le public nombreux […] l’orchestre a commencé le rythme rythmique de « El Esquinazo » et tous les assistants ont continué à suivre leur rythme avec tout ce qu’ils avaient sous la main : chaises, tables, verres, bouteilles, talons, etc. […]. Patiemment, le propriétaire (Anselmo R Tarana) a attendu la fin du tango du démon, mais le dernier accord a reçu une standing ovation de la part du public. La répétition ne se fit pas attendre ; et c’est ainsi qu’il a été exécuté un, deux, trois, cinq, sept… Finalement, de nombreuses fois et à chaque interprétation, une salve d’applaudissements ; et d’autres choses cassées […] Cette nuit inoubliable a coûté au propriétaire plusieurs centaines de pesos, irrécouvrables. Mais le problème le plus grave […] n’était pas ce qui s’était passé, mais ce qui allait continuer à se produire dans les nuits suivantes.
Après mûre réflexion, le malheureux « Paganini » des « assiettes brisées » prit une résolution héroïque. Le lendemain, les clients du café Tarana ont eu la désagréable surprise de lire une pancarte qui, près de l’orchestre, disait : « Est strictement interdite l’exécution du tango el esquinazo ; La prudence est de mise à cet égard. »

Lo de María la Vasca

Cette maison était située en la calle Europa, aujourd’hui, Carlos Calvo au n° 2721. Elle appartenait à Carlos Kern (El Ingles) et sa femme, María Rangolla, une basque française) et une ancienne prostituée, devenue Courtisane la gérait.
C’est là que Rosendo Mendizábal a lancé « El Entrerriano », voir cela dans l’article sur Sacale punta.

El entrerriano 1910-03-05 Estudiantina Centenario dir. Vicente Abad (enregistré en 1909, sortie du disque le 5 mars 1910). Une sympathique version avec une jolie mandoline.
Extérieur et patio de la casa de Maria la Vasca.

Le mari de la Vasca, Carlos Kern dont l’autre surnom était Matasiete (tue sept en référence à son imposante stature) veillait à ce que les dames de la maison soient respectées.
Un film un peu particulier sur cette maison : Origines prohibidos y prostibularios del tango — María Aldaz. Il y a beaucoup à lire, plus qu’à regarder, c’est comme un immense générique, ou un livre à défilement automatique, mais ce travail est intéressant si vous avez le courage de vous y plonger.

Origines prohibidos y prostibularios del tango par María Aldaz

La Parda Loreto

Le mari de la Vasca possédait un autre lieu, plus modeste qui était situé à Chile au 1567 à la Societad Patria e Lavoro. Cet immeuble n’existe plus. Sa danseuse la plus réputée était « La Parda » Loreto.
Avec le paiement d’un supplément, il était possible de profiter d’une chambre avec une des belles du bal.
Cette « annexe » de Lo de la Vasca, n’était pas forcément bien vue par Maria, qui était à juste titre jalouse de ce qui s’y passait avec son mari.

Lo de Laura

Lo de Laura est l’établissement en l’honneur duquel a été écrite la milonga du jour.
Elle était située en Paraguay 2512. J’en ai parlé à propos de Sacale punta. XXXX
Cette maison était beaucoup plus grande que celle de María la Vasca.

Lo de Laura (Laurentina Monserrat). Cette « maison » était située en Paraguay 2512. C’est maintenant une maison de retraite…

Sa fréquentation était plus élitiste que celles des toutes les autres maisons.

Les maisons de tango dans les paroles de tangos

Voici quelques tangos qui parlent de ces maisons, comme Lo de Laura.

En lo de Laura 1943-03-12 — Antonio Polito Letra Enrique Cadícamo

Lo de Laura

C’est le tango du jour, voir donc ci-dessus, mais ne boudons pas le plaisir d’écouter de nouveau nos deux anges. Vargas et D’Agostino.

En lo de Laura 1943-03-12 — Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas

No aflojés (Pedro Maffia et Sebastián Piana Letra : Mario Battistella)

Lo de Laura et Lo de María la Vasca

 « Vos fuiste el rey del bailongo en lo de Laura y la Vasca… »

No aflojés 1940-11-13 – Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas (Pedro Maffia ; Sebastián Piana Letra: Mario Battistella)

Tiempos viejos (Francisco Canaro Letra:  Manuel Romero)

Lo de Laura et lo de Hansen

En 1926, Carlos Gardel enregistrait le bon vieux temps, celui des « maisons » de danse, ces bordels de luxe où on dansait le tango et cherchait la compagnie des femmes. La musique est de Francisco Canaro et les paroles de Manuel Romero.

Tiempos viejos (Te acordás hermano) 1926 — Carlos Gardel avec les guitares de Guillermo Barbieri et José Ricardo (Francisco Canaro Letra: Manuel Romero)

Canaro l’a enregistré à de multiples reprises, mais seulement à partir de 1927, notamment avec sa compagne officieuse, Ada Falcón.

Tiempos viejos (Te acordás hermano) 1931-12-17 — Ada Falcón con acomp. de Francisco Canaro. C’est une autre version « chanson ».

Je reviendrai à l’occasion du tango du jour sur une version de danse de ce titre, notamment le 28 septembre avec la version enregistrée en 1937 par Francisco Canaro et Roberto Maida.

¿Te acordás, hermano ? ¡Qué tiempos aquéllos!
Eran otros hombres más hombres los nuestros.
No se conocían cocó ni morfina,
los muchachos de antes no usaban gomina.

¿Te acordás, hermano? ¡Qué tiempos aquéllos!
¡Veinticinco abriles que no volverán!
Veinticinco abriles, volver a tenerlos,
si cuando me acuerdo me pongo a llorar.

¿Dónde están los muchachos de entonces?
Barra antigua de ayer ¿dónde está?
Yo y vos solos quedamos, hermano,
yo y vos solos para recordar…
¿Dónde están las mujeres aquéllas,
minas fieles, de gran corazón,
que en los bailes de Laura peleaban
cada cual defendiendo su amor?

¿Te acordás, hermano, la rubia Mireya,
que quité en lo de Hansen al loco Cepeda?

Casi me suicido una noche por ella
y hoy es una pobre mendiga harapienta.
¿Te acordás, hermano, lo linda que era?
Se formaba rueda pa’ verla bailar…
Cuando por la calle la veo tan vieja
doy vuelta la cara y me pongo a llorar.

Francisco Canaro Letra: Manuel Romero

On note plusieurs éléments dans le texte, que j’ai mis en gras et que je traduis ici :
On ne connaissait pas la cocaïne ni la morphine (pas de drogue autre que le tabac).
Les gars d’avant n’utilisaient pas de gomina (le film argentin d’Enrique Carreras ; Los muchachos de antes no usaban gomina sorti le 13 mars 1969 prétend représenter cette époque et a choisi cette phrase de la chanson comme titre.
Tu te souviens, frérot, de la blonde Mireya, que j’ai piqué à Lo de Hansen au fou Cepeda ? Il a piqué la copine française, Mireille, à Cepeda, le poète Andrés Cepeda [surnommé le Loco ou le mauvais, il était de plus anarchiste] et il a failli se suicider pour elle et aujourd’hui, elle est une mendiante.

La Vasca [Juan Calos Bazán]

Lo de María la Vasca

Couverture de la partition pour piano de la Vasca de Juan Carlos Bazan.

On a la partition, mais pas d’enregistrement de ce tango.

El fueye de Arolas [Pedro Laurenz Letra : Héctor Marcó]

Lo de Hansen

Lo de Hansen est cité dans « El fueye de Arolas » [Le bandonéon d’Arolas] écrit à la mémoire d’Arolas par Héctor Marcó en 1951, à l’occasion du retour des restes d’Arolas de Paris à Buenos Aires :
No ronda en las noches de Hansen al muelle [Il s’agit du quai de la Marne, Arolas étant mort à Paris]. La mention de Lo de Hansen est donc très sommaire, mais ça prouve qu’en 1924, l’établissement rasé en 1912 restait dans les mémoires).
Pedro Laurenz le mettra en musique, mais il n’a probablement pas été enregistré.

La Pishuca — El baile en lo de Tranqueli

Noté par Eduardo Barberis le 25 avril 1905 (compositeur anonyme).

Lo de Tranqueli, cet établissement de bas étage était situé à l’angle sud-est des rues Suárez y Necochea (La Boca). L’immeuble n’en a plus pour très longtemps, il est désaffecté. À droite, la partition avec la retranscription des paroles qui sont assez difficiles à comprendre.

Eduardo Barberis (qui a fait un travail ethnographique en récoltant ce tango) a essayé de reproduire la façon de chanter ce qu’il entendait. Cela rend la partition moins compréhensible. Je vous propose une version probable et une traduction approximative à la suite…

Anoche en lo de Tranqueli
Bailé con la Boladora
Y estaba la parda Flora
Que en cuanto me vio estriló,
Que una vez en los Corrales
En un cafetín que estaba,
Le tuve que dar la biaba
Porque se me reversó.

Premier couplet du tango qui en compte cinq, de la même eau…

Hier soir à lo de Tranqueli, j’ai dansé avec la Boladora. Il y avait la Parda Flora (Uruguayenne mulâtresse ayant travaillé à Lo de Laura et danseuse réputée). Quand elle m’a vu elle s’est mise en colère, car aux Corrales dans un café où elle était, j’avais dû lui donner une branlée, car j’étais à l’envers (retourné, pas dans mon assiette).
Je propose de rapprocher la Parda Flora de Pepita Avellaneda, qui si elle n’est pas la même a un parcours très similaire : Uruguay, Lo de Laura, Flores et la Boca.
Aux Corrales viejos a eu lieu le 22 juin 1880, le dernier combat des guerres civiles argentines. Les forces nationales y ont remporté la dernière manche contre les rebelles de la Province de Buenos Aires.

Los Corrales Viejos (situé à Parque Patricios). On voit qu’on n’est pas dans l’ambiance feutrée des salons parisiens, ni même dans celle de Lo de Laura…

Selon le poète Miguel A.Camino, le tango est né aux Corrales Viejos dans les années 80, les duels au couteau leur ont appris à danser, le 8 (ocho) et la sentada, la media luna et le pas en arrière.
Lo de Tranqueli fait partie des piringundines, les bordels où on danse, mais de bas étages. Rien à voir avec les établissements de plus haute tenue comme Lo de Laura.
Fernando Assuncao, dans « El tango y sus circunstancias » mentionne cette uruguayenne fameuse qui gérait un bordel en Montevideo où il y avait régulièrement (pour ne pas dire tout le temps du grabuge). On lui attribue la phrase « ¡Que haiga relajo pero con orden! », que ce soit détendu, mais avec de l’ordre !

En guise de conclusion, provisoire…

Il est étonnant et intéressant de voir comment le tango s’est frayé un chemin des faubourgs et de la prostitution de bas étage, jusqu’aux plus hautes classes de la société. Nous avons développé aujourd’hui la première étape, celle où le tango est interdit de danse dans les lieux publics et doit donc se cacher dans des établissements déguisés sous le nom d’école de danse ou de bordels.
J’ai passé sous silence la danse dans les conventillos (habitats populaires), mais on imagine que les fanatiques du tango devaient saisir toutes les occasions possibles, dans les gloriettes où on pouvait entendre la musique de chez Hansen, jusqu’à la musique des manèges pour enfants (les calecitas).
Progressivement, il se trouve un chemin et va être dansé dans de nouveaux lieux, comme ici au Théâtre de la rue de la rue Victoria.

El Teatro de la Victoria. On trouve en général la photo de droite associée à Lo de Laura. Il s’agit en fait d’une photographie réalisée en 1905 au Teatro de la Victoria qui était situé au 954 de la calle Victoria (actuelle Hipolito Irigoyen).

L’étape suivante se passe en Europe, nous aurons l’occasion d’y revenir.
À suivre…

Danseurs en Lo de Laura — Reconstitution fantaisiste à tous points de vue.

Felicia 1966-03-11 – Orquesta Florindo Sassone

Enrique Saborido Letra Carlos Mauricio Pacheco

Felicia est un tango abondamment enregistré. La version d’aujourd’hui est un peu plus rare en milonga, car la sonorité particulière de Sassone n’est pas recherchée par tous les danseurs. Il a réalisé cet enregistrement le 11 mars 1966, il y a 58 ans.

Florindo Sassone (12 janvier 1912 – 31 janvier 1982) était violoniste. Il a commencé à monter son orchestre dans les années 1930.
Le succès a été particulièrement long à venir, mais il a progressivement créé son propre style en s’inspirant de Fresedo et Di Sarli. D’ailleurs, comme nous l’avons vu avant-hier avec Pimienta de Fresedo, les correspondances musicales sont nettes au point que l’on peut confondre dans certains passages Fresedo et Sassone dans les années 60. À Di Sarli, il a emprunté des éléments de sa la ligne mélodique et du dialogue entre le piano et le chant des violons.
Il gère son orchestre par bloc, sans mettre en valeur un instrument particulier avec des solos.
Pourtant, il a des musiciens de grand talent dans son orchestre :

  • Piano : Osvaldo Requena (puis Norberto Ramos)
  • Bandonéons : Pastor Cores, Carlos Pazo, Jesús Méndez et Daniel Lomuto (puis Orlando Calautti et Oscar Carbone avec le premier bandonéon Pasto Cores)
  • Violons : Roberto Guisado, Claudio González, Carlos Arnaiz, Domingo Mancuso, Juan Scafino et José Amatriali (Eduardo Matarucco, Enrique Mario Francini, José Amatriain, José Votti, Mario Abramovich et Romano Di Paola autour de Carlos Arnaiz, Claudio González et Domingo Mancuso).
  • Contrebasse : Enrique Marcheto (puis Mario Monteleone et Victor Osvaldo Monteleone)

Autre élément de son originalité, ses ponctuations qui terminent une bonne part de ses phrases musicales et des instruments plus rares en tango comme :

  • La harpe : Etelvina Cinicci
  • Le vibraphone et les percussions : Salvador Molé

Écoutez le style très particulier de Sassone avec ce très court extrait de La canción de los pescadores de perlas (version de 1974).

Les dix premières secondes de la canción de los pescadores de perlas 1974. Remarquez la harpe et le vibraphone.

Extrait musical

Felicia 1966-03-11 — Orquesta Florindo Sassone.

Les paroles

Il s’agit ici d’un tango instrumental. Felicia peut être un prénom qui fait penser à la joie (feliz en espagnol, félicité en français). Cependant, Carlos Mauricio Pacheco a créé des paroles pour ce tango et elles sont loin de respirer l’allégresse. Il exprime la nostalgie pour sa terre natale (l’Uruguay) en regardant la mer. Il peut s’agir du Rio de la Plata qui est tellement large qu’il est difficile de ne pas le prendre pour une mer quand on le voit depuis Buenos Aires.

Allá en la casta apartada
donde cantan las espumas
el misterio de las brumas
y los secretos del mar,
yo miraba los caprichos
ondulantes de las olas
llorando mi pena a solas:
mi consuelo era el mirar.

Desde entonces en mi frente
como un insondable enigma
llevo patente el estigma
de este infinito pesar.
Desde entonces en mis ojos
está la sombra grabada
de mi tarde desolada:
en mis ojos está el mar.

Ya no tendré nunca aquellos
tintes suaves de mi aurora
aunque quizás se atesora
toda su luz en mis ojos.
Ya nunca veré mis playas
ni aspiraré de las lomas
los voluptuosos aromas
de mis flores uruguayas.

Enrique Saborido Letra Carlos Mauricio Pacheco

J’ai 65 versions différentes de ce titre et pas une n’est chantée. On se demande donc pourquoi il y a des paroles. C’est sans doute qu’elles ont été jugées un peu trop tristes et nostalgiques et pas en adéquation avec la musique qui est plutôt entraînante dans la plupart des versions.

Le vibraphone et la harpe dans le tango

Sassone a utilisé assez systématiquement la harpe et le vibraphone dans ses enregistrements des années postérieures à 1960. C’est un peu sa signature, mais il n’est pas le seul. Je vous invite à identifier ces instruments dans les titres suivants. Amis danseurs, imaginez comment mettre en valeur ces « dings » et « bloings ».

Vida mía 1934-07-11 — Tito Schipa con Orquesta Osvaldo Fresedo (Osvaldo Fresedo Letra: Emilio Augusto Oscar Fresedo).

Il peut s’agir d’un autre orchestre, mais on entend clairement le vibraphone dans ce titre et pas dans la version de danse chantée par Roberto Ray enregistrée moins d’un an avant, le 13 septembre 1939. Je présente cette version pour illustrer mon propos, mais la voix criée de Schipa n’est pas des plus agréables, contrairement à la version formidable de Ray.

Orquesta Osvaldo Fresedo. À gauche, on voit bien le vibraphone. À droite, on voit bien la harpe. Le vibraphone est caché à l’arrière.
El vals soñador 1942-04-29 — Orquesta Miguel Caló con Raúl Berón (Armando Pontier Letra Oscar Rubens). On entend par exemple le vibraphone à 6 et 22 secondes.

Nina 1955 — Florindo Sassone (compositeur Abraham).

Le vibraphone puis la harpe débutent ce thème (Nina 1955 Florindo Sassone. Extrait de « 100 años de vibráfono y su desarrollo en el Tango » de Gerardo Verdun (vibraphoniste que je vous recommande si vous vous intéressez à cet instrument).

Nina 1971 — Florindo Sassone (compositeur Abraham), le même thème enregistré en 1971.

Pour en savoir plus sur les instruments de musique du tango, vous pouvez consulter l’excellent site : Milongaophelia. Il manque quelques instruments comme la scie musicale, l’orgue Hammond, les ondes Martenot et éventuellement l’accordéon, mais leur panorama est déjà assez complet.
Comme danseur, vous pouvez vous entraîner à les reconnaître et les choisir pour dynamiser votre improvisation en passant d’un instrument à l’autre au fur et à mesure de leurs jeux de réponse.
Voici Florindo Sassone en représentation au Teatro Colón à Buenos Aires, le 21 juillet 1972. Vous pourrez entendre (difficilement, car le son n’est pas génial) :

  • (00:00) Organito de la Tarde (Castillo Cátulo (Ovidio Cátulo Castillo González) Letra : José González Castillo (Juan de León). On retrouve l’inspiration de Di Sarli dans cette interprétation.
  • (02:26) Champagne tango (Manuel Aróztegui Letra: Pascual Contursi)
  • (05:45) La cumparsita (Gerardo Matos Rodríguez Letra: Pascual Contursi)
  • (08:53) Re Fa si (Enrique Delfino). On y entend bien la harpe et le vibraphone.

Sur la vidéo on peut remarquer la harpe, le vibraphone, mais aussi les timbales, pas si courantes dans un orchestre de tango.

Et pour en terminer avec le tango du jour, un tango assez original, car il s’agit en fait d’un morceau de musique classique française, de Georges Bizet (Les pêcheurs de perles) qui a donné lieu à différentes versions par Sassone, donc celle que je vous offre ici, enregistrée en 1974. Vous y entendrez la harpe et le vibraphone, nos héros du jour.

La canción de los pescadores de perlas 1974 — Orquesta Florindo Sassone.

Nous sommes à présent au bord de la mer, partageant les pensées de Carlos Mauricio Pacheco, songeant à son pays natal.

Carlos Mauricio Pacheco, pensant à son Uruguay natal en regardant les vagues.

Sondage

Ce titre peut être considéré comme un particulier à danser. Vous pouvez donner votre avis en répondant à ce sondage.

Pimienta 1939-03-10 — Orquesta Osvaldo Fresedo

Osvaldo Fresedo (compositeur)

Fresedo est un vieux de la vieille, mais dont le style a beaucoup évolué au cours de sa longue carrière de chef d’orchestre. Pimienta, est un des fleurons de la partie la plus intéressante de ses 70 ans de tango. Il en est le compositeur et ici l’interprète.

Fresedo a commencé à jouer en public à 16 ans, en 1913. À partir de 1920, il a commencé à enregistrer, jusque dans les années 1980, environ 1200 titres.

À plus de 90 %, ce sont des tangos. Moins de deux pour cent sont des valses ou des milongas. Le reste sont différents rythmes, pasodobles, scottishs, congas, fox-trots, chansons, rancheras, rumbas, shimmys et autres. En effet, comme beaucoup d’orchestres de tango, il jouait d’autres styles, car dans les bals de l’époque se dansaient de nombreux styles et pas seulement ceux issus du tango. Dans les programmes des événements un peu plus conséquents, il y avait en général deux orchestres annoncés. Un de tango et un de « Jazz » (le reste). N’oublions pas qu’il a joué avec Dizzy Gillepsie.

S’il a enregistré avec différents chanteurs, dont Carlos Gardel et réalisé de merveilleux enregistrements avec Roberto Ray et Ricardo Ruiz, la majorité de sa production de tango sont instrumentaux.

C’est le cas de notre tango du jour, Pimienta, enregistrée le 10 mars 1939 auprès de la RCA Victor. Le numéro de matrice est 12706-1 et le disque est la référence 38682B.

Le même jour, il a enregistré avec Ricardo Ruiz, un tango magnifique, mais que peu de DJ passent en milonga, bien qu’il soit parfaitement dansable. Je vous le propose aussi à l’écoute

Extrait musical

Pimienta 1939-03-10 Osvaldo Fresedo. L’impressionnant glissando qui est une caractéristique de plusieurs titres de Fresedo donne l’impression que quelque chose chute. Comme danseur, il est difficile de résister à l’envie de faire quelque chose pour marquer « l’atterrissage ».
Mi gitana 1939-03-10 – Orquesta Osvaldo Fresedo con Ricardo Ruiz – Juan José Guichandut Letra : Enrique Cadícamo.

Autre versions de Pimienta par Osvaldo Fresedo

De 1939 à 1962, Fresedo a enregistré quatre fois Pimienta. Cela nous donne une idée de la progression de son style sur cette période.
Voici les quatre enregistrements par ordre chronologique :

Pimienta 1939-03-10 Osvaldo Fresedo. C’est l’enregistrement du jour. Un des grands titres pour les danseurs.
Pimienta 1945 Osvaldo Fresedo.

C’est un enregistrement public, à la radio, dans le cadre de la Ronda Musical de las Américas. Osvaldo Fresedo dirige son Gran Orquesta Argentina avec le merveilleux Elvino Vardaro comme premier violon et Emilio Barbato au piano. J’ai coupé le blabla au début pour ne garder que la musique. La musique est relativement courte, seulement 1,45 minute, sans doute à cause du format imposé par la radio et du bavardage initial (50 secondes). La qualité sonore est médiocre comme la plupart des « grabaciones radiales » (enregistrement à la radio), mais on peut remarquer un certain nombre de différences dans l’orchestration par rapport à la version originale de 1939.

Pimienta 1959-01-23 — Osvaldo Fresedo.

Vingt ans après la première version, celle-ci est d’un style très différent. Plus « symphonique », plus enrichi, avec une orchestration complètement renouvelée. On retrouve tout de même les chutes, mais il me semble que la danse n’y trouve pas son compte. C’est joli, mais je ne le propose pas en milonga, malgré quelques trouvailles intéressantes d’une meilleure superposition des plans et des chutes assez impressionnantes.

Pimienta 1962-10-04 — Osvaldo Fresedo.

Encore différent de la version de 1959, on trouve ici le « Fresedo-Sassone ». En effet, on trouve dans cette version les « glings » chers à Sassone qui fait que l’on ne retrouve pas du tout l’esprit de Fresedo tel que le conçoivent les danseurs habitués à ces titres des années 30-40. Malgré des impacts intéressants, cette version est sans doute un peu monotone pour la danse.
En résumé, hormis pour l’illustration, je reste avec la merveilleuse version de 1939.

Qui est pimienta ?

La pimienta est le poivre. Je ne pense pas que Fresedo pensa à faire l’apologie de cette épice quand il a écrit le titre. N’ayant pas trouvé d’information sur le sujet, j’ai cherché d’autres tangos parlant de pimienta. Il n’y en a pas dans ma discothèque, pourtant assez vaste. Il y a bien une milonga Azúcar, pimienta y sal d’Héctor Varela (Salustiano Paco Varela) ; Tití Rossi (Ernesto Ovidio Rossi) et avec des paroles d’Abel Aznar (Abel Mariano Aznar).

Azúcar, pimienta y sal 1973 – Orquesta Héctor Varela con Fernando Soler y Jorge Falcón

Le sujet est une femme, au caractère variable. Voici ce qu’en dit un des couplets, le dernier :

La quiero difícil como es,
con su mundo diferente.
Qué importa su mundo al revés,
sin que cambie fácilmente.
Tampoco lo que hablen de mi,
porque yo la quiero así.
Así, como es
rebelde y angelical.
¡Así, como es,
azúcar, pimienta y sal!

Héctor Varela (Salustiano Paco Varela) ; Tití Rossi (Ernesto Ovidio Rossi) avec des paroles d’Abel Aznar (Abel Mariano Aznar)

Traduction :

Je l’aime difficile comme elle est, avec son monde différent.
Qu’importe son monde à l’envers, sans qu’il change facilement.
Ni ce qu’ils disent de moi, parce que je l’aime ainsi. Rebelle et angélique. Ainsi, comme elle est le sucre, le poivre et le sel
!

J’ai donc imaginé que Pimienta parlait d’une femme au caractère bien marqué. C’est ainsi que j’ai proposé l’image de couverture, avec une femme, disons, presque en colère…

Pour terminer, je propose cette beauté « angélique », mais avec une pointe de rébellion dans les yeux.

¿Pimienta?

Sacale punta 1938-03-09 (Milonga tangueada) – Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos y Randona (Armando Julio Piovani)

Osvaldo Donato Letra Sandalio Gómez

Cette milonga du jour a été enregistrée le 9 mars 1939, il y a 85 ans. Elle a été enregistrée par Donato et est toujours un succès dans les milongas. Cependant, son titre prête à interprétations et je choisis ce prétexte pour vous faire entrer dans le monde du tango du début du 20e siècle.

Edgardo Donato interprète ici une milonga écrite par son frère, pianiste, Osvaldo. Deux chanteurs interviennent, Horacio Lagos et Randona (Armando Julio Piovani). Ils ne chantent que deux couplets, comme il est d’usage pour le tango de danse.

Le disque

Sacale punta est la face B et la valse Que sera ?, la face A du disque Victor 38397.

Sur l’étiquette on trouve plusieurs mentions. Le nom de l’orchestre, Edgardo Donato y sus Muchachos et le nom d’un des chanteurs de l’estribillo, Horacio Lagos. Randona n’est pas mentionné.
On trouve le nom des auteurs et compositeurs. L’auteur des paroles est en premier. Pour la valse, il n’y a qu’un nom, car Pepe Guízar est l’auteur de la musique et des paroles. Vous pourrez écouter cette valse en fin d’article.
Sur le disque, on peut remarquer sur l’étiquette l’encadré suivant…

Exécution publique et radio-transmission réservées à RCA Victor Argentina INC. Ce disque n’est donc pas autorisé pour être joué en milonga 😉

Extrait musical

Sacale punta 1938-03-09 — Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos y Randona (Armando Julio Piovani)

Les paroles

Sacale punta a esta milonga
Que ya empezó.
Sentí que esos fueyes que rezongan
De corazón.
Y las pebetas se han venido
De « true Vuitton ». (De truco y flor)
El tango requiebra la vida (El tango es rey que da la vida)
Y en su nota desparrama,
Su amor.

Tango lindo de arrabal
Que yo,
No lo he visto desmayar
¡ Triunfó!.
Tango lindo que al cantar
Volcó,
Su fe, su amor
Varón tenés que ser.

Nada hay que hacer cuando rezongan
El bandoneón
Oreja a oreja las parejas
Bailan al son,
De un tango lleno de recuerdos
Que no cayó.
Si desde los tiempos de Laura
Se ha sentido primera agua
y brilló.

Osvaldo Donato Letra Sandalio Gómez. Seuls les deux premiers couplets sont chantés dans cette version.

Pourquoi un crayon à la milonga ?

Les paroles de cette chanson parlent donc de la milonga, du point de vue de l’homme qui se prépare à danser joue contre joue (oreille contre oreille) avec des jeunes femmes.
« Saca punta » se dit pour tailler les crayons, faire sortir, la pointe, la mine. Cela se dit couramment dans les écoles.

Sacale punta. J’ai représenté le crayon bien taillé sur cette image, mais ce n’est qu’une petite partie de l’énigme.

Ici, Sandalio a écrit « Sacale punta a esta milonga », sors-lui la pointe à cette milonga…
Pour ceux qui pourraient s’interroger, sur l’intérêt d’apporter un crayon à la milonga. Une petite investigation qui je l’espère ne sera pas trop décevante :

Les autres textes de Sandalio Gómez

Si on cherche une piste dans les autres textes écrits par Sandalio Gómez on trouve :
Deux tangos : « Cumbrera » et « El mundo está loco ». Le premier est un hommage à Carlos Gardel et le second s’inscrit dans la tradition de « Cambalache » ou de « Al mundo le falta un tornillo », ces tangos qui parlent de la dégénérescence du Monde.
Deux milongas : « De punta a punta » et « Mis piernas » qui est une milonga qui incite à se reposer, car les paroles commencent ainsi : « Sentate, cuerpo sentate, que las piernas no te dan más » assois-toi corps, car les jambes n’en peuvent plus.
Un paso doble : « Embrujo » parle d’un « envoutement » amoureux.
Du grand classique et si ce n’était ce « Sacale punta », les paroles ne prêteraient pas à interprétation. On n’est pas en présence de textes de Villoldo qu’il a souvent fallu remanier pour respecter les bonnes mœurs.

D’autres musiques utilisant « Sacale punta »

Il y a d’autres musiques qui utilisent l’expression « Sacale punta ». Par exemple, la milonga écrite par José Basso : « Sacale punta al lápiz » 1955-09-16 écrite par José Basso, mais qui n’a pas de paroles.

Sacale punta al lápiz 1955-09-16 – José Basso (Musique José Basso)

Si on reste en Argentine, on trouve plus récemment l’expression dans des textes de cumbias. Les cumbias ont souvent des textes scabreux, c’est le cas de celle qui s’appelle comme la milonga de Basso et qui est interprétée par Neni y su banda. Mon blog se voulant de haute tenue, je ne vous donnerai pas les paroles, mais sachez que le possesseur du lápiz (crayon) se vante de pouvoir en faire quelque chose au lit.
Le groupe cubain Vieja Trova Santiaguera chante également « Sacale punta al lápiz ». Ce son est avec des paroles relativement explicites, la muñequa (poupée) faisant référence au même crayon que la cumbia susmentionnée.

Sácale la punta al lápiz – Vieja Trova Santiaguera

Le chanteur portoricain de Salsa, Adalberto Santiago, chante dans une salsa du même titre, « Sacale punta ». Il s’agit dans ce cas de faire les comptes avec sa compagne qui l’a trompée. Comme la liste des reproches est longue, elle doit préparer la mine de son crayon pour pouvoir tout noter. On est donc ici, dans la lignée scolaire, du crayon dont on doit affuter la mine.

Sácale punta 1982-12-31 – Adalberto Santiago

Dans l’esprit du crayon pour écrire, on pourrait penser au carnet de bal pour inscrire les partenaires avec qui nous allons danser. Je n’y crois pas dans ce cas. Tout au plus le carnet et le crayon seront pour noter les coordonnées de la belle…

Et donc, pourquoi « Sacale punta » ?

Comme vous l’imaginez, les pistes précédentes ne me satisfont pas. Je vais vous donner ma version, ou plutôt mes versions, mais qui se rejoignent. Pour cela, interrogeons le lunfardo, l’argot portègne.
En lunfardo se dit : « de punta en blanco » qui signifie élégant. Il est donc logique de penser que le narrateur souhaite sortir ses meilleurs vêtements pour aller à la milonga.
Toujours en lunfardo, « hacer punta » est aller de l’avant. On peut donc imaginer qu’il faut aller de l’avant pour aller à la milonga.
Continuons avec le lunfardo : La punta est aussi un couteau, une arme blanche. Quand on connaît la réputation des compadritos, on se dit qu’ils peuvent être prêts à sortir le couteau à la moindre occasion à la milonga.
Pour résumer, il se prépare avec ses beaux habits, éventuellement avec un couteau dans la poche pour les coups durs. Il est donc prêt pour aller à la milonga qui a déjà commencé, pour danser joue contre joue et discuter ce qui se doit avec ceux qui se mettent en travers de sa route. On ne peut pas tout à fait exclure un double sens à la Villoldo, surtout si on se réfère au fait que cette milonga se réfère au début du XXe siècle, époque où les paroles étaient beaucoup plus « libres ».

Lo de Laura

En effet, le dernier couplet, qui n’est pas chanté ici, parle du temps de Laura. Il s’agit de la casa de Laura (Laurentina Monserrat). Elle était située en Paraguay 2512. Cette milonga était de bonne fréquentation au début du vingtième siècle.

Lo de Laura (Laurentina Monserrat). Cette « maison » était située en Paraguay 2512. C’est maintenant une maison de retraite…

Les danseurs pouvaient danser avec les « femmes » de la maison moyennant le paiement de quelques pesos. Je ne connais pas le prix pour cette maison, mais dans une maison comparable, Lo de Maria (La Vasca), le prix était de 3 pesos de l’heure. Le mari de la propriétaire, « El Ingles » (Carlos Kern) veillait à ce que les protégées soient respectées. On est toujours à l’époque du tango de prostibulo, mais avec classe.
Il indique que dès l’époque de Laura, il était de Primer agua c’est-à-dire qu’il était déjà très bon. Un peu comme dans la milonga « En lo de Laura » (musique d’Antonio Polito et paroles d’Enrique Cadícamo). En effet, dans cette milonga, Cadícamo a écrit : « Milonga provocadora que me dio cartel de taura… », Milonga provocante qui me donna le titre de champion (en fait, plutôt dans le sens de cador, caïd, compadrito, courageux, qui se montre…).

En lo de Laura 1943-03-12 – Orquesta Ángel D’Agostino con Ángel Vargas – Antonio Polito Letra Enrique Cadícamo (Domingo Enrique Cadícamo)

Pour vous donner une idée de l’ambiance de Lo de Laura, vous pouvez regarder cet extrait du film argentin « La Parda Flora » de León Klimovsky et qui est sorti le 11 juillet 1952. C’est bien sûr une reconstitution, avec les limites que ce genre impose.

Reconstitution de l’ambiance en Lo de Laura. Extrait du film argentin « La Parda Flora » de León Klimovsky sorti le 11 juillet 1952

Dans cette partie du film se joue “El Entrerriano” d’Anselmo Rosendo Mendizábal. En effet, une tradition veut que Mendizábal ait écrit ce tango en Lo de Laura. Il était en effet pianiste dans cet établissement et c’est donc fort possible. Il intervenait aussi à Lo de Maria la Vasca et certains affirment que cet dans ce dernier établissement qu’il a inauguré le tango.
Notons que les deux affirmations ne sont pas contradictoires, mais je préfère lever le doute en prenant le témoignage de José Guidobono, témoin et acteur de la chose.
Il décrit cela dans une lettre envoyée en 1934 à Héctor et Luis Bates et qui la publièrent en 1936 dans « Las historias del tango: sus autores » :

“Existía una casa de baile que era conocida por “María la Vasca”. Allí se bailaba todas y toda la noche, a tres pesos hora por persona. Encontraba en esos bailes a estudiantes, cuidadores y jockeys y en general, gente bien. El pianista oficial era Rosendo y allí fue donde por primera vez se tocó “El entrerriano”. […] así se bailó hasta las 6 a.m. Al retirarnos lo saludé a Rosendo, de quien era amigo, y lo felicité por su tango inédito y sin nombre, y me dijo: “se lo voy a dedicar a usted, póngale nombre”. Le agradecí pero no acepté, y debo decir la verdad, no lo acepté porque eso me iba a costar por lo menos cien pesos, al tener que retribuir la atención. Pero le sugerí la idea que se lo dedicase a Segovia, un muchacho que paseaba con nosotros, amigo también de Rosendo y admirador; así fue; Segovia aceptó el ofrecimiento de Rosendo. Y se le puso “El entrerriano” porque Segovia era oriundo de Entre Ríos.”.

José Guidobono

Traduction :

Il y avait une maison de danse connue sous le nom de « María la Vasca ». On y dansait toute la nuit pour trois pesos de l’heure et par personne. À ces bals, j’ai croisé des étudiants, des médecins et des jockeys [c’était une soirée spéciale du Z Club, club auquel Rosendo Mendizábal a d’ailleurs dédié un tango (Z Club)] et en général, de bonnes personnes.
Le pianiste officiel était Rosendo et c’est là que « El entrerriano » a été joué pour la première fois. […] c’est ainsi qu’on a dansé jusqu’à 6 heures du matin.
En partant, j’ai salué Rosendo, dont j’étais ami, et je l’ai félicité pour son tango inédit et sans nom, et il m’a dit : « Je vais te le dédicacer, donne-lui un nom ». Je l’ai remercié, mais je n’ai pas accepté, et je dois dire la vérité, je ne l’ai pas accepté parce que cela allait me coûter au moins cent pesos, pour le remercier de l’attention. Mais j’ai suggéré l’idée qu’il le dédicace à Segovia, un garçon qui marchait avec nous, également ami et admirateur de Rosendo ; C’est comme ça que ça s’est passé ; Segovia a accepté l’offre de Rosendo. Et il l’a intitulé « El Entrerriano » parce que Segovia était originaire d’Entre Ríos. […] Rosendo a ainsi gagné cent mangos (pesos en lunfardo). »

La face A du disque Victor 38397

Sur la face A du même disque Victor a gravé une valse. Elle a été enregistrée le même jour par Donato et Lagos, comme c’est souvent le cas.
Cette valse est sublime, je vous la propose donc ici :

Qué será ? 1938-03-09 — Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos — Pepe Guízar (MyL)

Ne pas confondre cette valse avec une au titre qui ne diffère que par deux lettres…

Quién será ? 1941-10-13 — Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos — Luis Rubistein (MyL)

Un clin d’œil pour les DJ

Felix Picherna, un célèbre DJ de l’époque des cassettes Philips, utilisait un crayon pour rembobiner ses cassettes. Il devait donc sacar la punta antes de la milonga.
J’en parle dans mon article sur les tandas.
Maintenant, vous êtes prêts à danser à Lo de Laura ou dans votre milonga favorite.

Felix Pincherna utilisant un crayon pour rembobiner sa cassette de cortina. http://www.molo7photoagency.com/blog/felix-picherna-el-muzicalizador-de-buenos-aires/04-9/

Niño bien 1953-03-08 — Enrique Mora y su Cuarteto Típico con Elsa Moreno

Juan Antonio Collazo Letra : Roberto Fontaina ; Víctor Soliño

Un Niño bien est un jeune homme de bonne famille, élégant et un peu précieux. Cependant, le tango du jour parle d’un autre Niño bien. Enrique Mora et Elsa Moreno vous invitent à découvrir le personnage avec une caricature légère et entraînante. C’est aussi pour moi, l’occasion de vous faire souvenir d’un orchestre un peu oublié.

Même dans le monde du tango, il y a des personnes qui aiment paraître, qui ont la « nariz parada » (le nez relevé par la fierté), qui souhaitent péter plus haut que leur cul. Ce tango, dont les paroles qui sont de Roberto Fontaina et Víctor Soliño, parlent d’un de ces personnages de banlieue qui joue à être de la haute (société).
Ce tango a été enregistré diverses reprises, en deux vagues.
La plus ancienne version est une version chantée par Alberto Vila, accompagné à la guitare en 1927. L’année suivante, la Típica Victor enregistre une version instrumentale et en 1930 Irusta le chante avec Lucio Demare (piano) et Samul Reznik (violon).
Puis le titre reste dans l’ombre, jusqu’en 1948. Nous écouterons en fin d’article, certains des enregistrements de cette renaissance.

À propos de Niño bien

 Niño bien a donné son nom à une milonga du jeudi à Buenos Aires qui était fameuse mais qui a malheureusement disparu, comme tant d’autres.

La Leonesa, le salon où se déroulait la milonga Niño bien. Je pense que vous reconnaissez le DJ 😉

Cette milonga était suffisamment fameuse pour que Brian Winter donne son nom à un de ses livres (Bien après minuit à la Niño bien). Une autre milonga fameuse qui elle aussi a disparu, Thunderland est l’autre héroïne parmi les milongas citées dans ce livre.

La captivante quête d’une Américaine dans les milongas portègnes pour retrouver le bel Argentin dont elle est tombée amoureuse dans une milonga aux USA. Pour le retrouver, elle devra découvrir tous les aspects du tango. Ce livre permet de se remémorer des lieux qui n’existent plus, dont la fameuse milonga Niño Bien évoquée ci-dessus. Je ne vous en dis pas plus pour ne pas vous gâcher le plaisir de lire ce livre paru en 2008, mais qui place l’histoire en 1999.

Enrique Mora y su Cuarteto Típico con Elsa Moreno

Enrique (Fausta) Mora (8 février 1915 – 14 juillet 2003) est sans doute injustement oublié, Il était un brillant pianiste, chef d’orchestre et compositeur de tangos comme Este es tu tango, connu par les enregistrements de Ricardo Tanturi avec Roberto Videla ou Enrique Rodriguez avec Armando Moreno.
J’imagine que son oubli vient en particulier du fait qu’il n’a enregistré que dans les années 50, un moment où le tango de danse était en régression. Il n’a donc pas été réédité aussi rapidement que les monstres sacrés. Je suis donc content de lui redonner justice, comme j’avais ressorti de l’oubli Donato Racciatti il y a une vingtaine d’années (en France). D’ailleurs, à l’écoute, on retrouvera une similitude entre Mora, Racciatti et Firpo, jusqu’à la façon de chanter d’Elsa Moreno qui peut évoquer Nina Miranda ou Olga Delgrossi, voire Tita Merello qui a aussi chanté ce titre.
Elsa Moreno a enregistré une douzaine de titres avec le cuarteto d’Enrique Mora entre 1953 et 1956. Niño bien est le premier de la série.

Extrait musical

Niño bien 1953-03-08 — Enrique Mora y su Cuarteto Típico con Elsa Moreno

Les paroles

Niño bien, pretencioso y engrupido,
que tenés berretín de figurar;
niño bien que llevás dos apellidos
y que usás de escritorio el Petit Bar;
pelandrún que la vas de distinguido
y siempre hablás de la estancia de papá,
mientras tu viejo, pa’ ganarse el puchero,
todos los días sale a vender fainá.

Vos te creés que porque hablás de ti,
fumás tabaco inglés
paseás por Sarandí,
y te cortás las patillas a lo Rodolfo
sos un fifí.
Porque usás la corbata carmín
y allá en el Chantecler
la vas de bailarín,
y te mandás la biaba de gomina,
te creés que sos un rana
y sos un pobre gil.

Niño bien, que naciste en el suburbio
de un bulín alumbrao a querosén,
que tenés pedigrée bastante turbio
y decís que sos de familia bien,
no manyás que estás mostrando la hilacha
y al caminar con aire triunfador
se ve bien claro que tenés mucha clase
para lucirte detrás de un mostrador.

Juan Antonio Collazo Letra: Roberto Fontaina; Víctor Soliño

La photo de couverture

Pour cette image, je ne suis pas parti de photos. Je vais vous expliquer la démarche, à la lueur des paroles du tango.

Siempre hablás de la estancia de papá, mientras tu viejo, pa’ ganarse el puchero, todos los días sale a vender fainá. [Tu parles toujours du domaine de ton papa, cependant ton vieux, pour gagner la pitance, sort tous les jours pour vendre des fainás (Galettes à base de farine de pois chiches)].

Au couplet suivant : « te cortás las patillas a lo Rodolfo, sos un fifí. » Tu te tailles les pattes à la Rudoph (Valentino), tu es un efféminé.

Pour l’image, je suis parti de l’idée d’avoir le Niño Bien au premier plan et à l’arrière-plan, son vieux père qui vend des fainás. Pour le le niño bien, j’ai choisi de partir de son modèle, à savoir Rudolph Valentino, cet acteur de l’époque du cinéma muet qui était considéré comme particulièrement beau. Pour le père, j’ai décidé de mettre en avant (ou plutôt à l’arrière dans le cas présent) un véritable vendeur de fainás. Il s’agit ici de galettes de farine de pois chiches, cuites au four à pizza, à la poêle, ou sur des installations plus sommaires, comme on peut le voir sur la photo.
Voici les images originales :

À gauche, Rudolph Valentino. Il y a un logo en bas à droite, mais je n’ai pas identifié le studio (photo ou cinéma). À droite, le « père » est en fait Ricardo Ravadero, un vendeur ambulant de Buenos Aires dans les années 20 sur cette photo).

D’autres enregistrements des années 50 de ce tango

Après la première vague des années 20-30, la relance du titre vient de la sortie du film d’Homero Manzi e Ralph Pappier « Pobre mi madre querida », le 28 avril 1948. Hugo del Carril y chante le titre en se moquant d’un autre type, ce qui va se terminer en bagarre…

Nino bien 1948-04-28 (sortie du film) — Hugo del Carril. Extrait du film « Pobre mi madre querida » de Homero Manzi y Ralph Pappier
Niño bien 1953-03-08 — Enrique Mora y su Cuarteto Típico con Elsa Moreno. C’est le tango du jour.
Niño bien 1953 — Orquesta Juan Sánchez Gorio con Luis Mendoza. Date précise non-disponible. La matrice est le numéro OPT 225-1 et le disque 6007A.
Niño bien 1955-03-22 — Orquesta Juan Sánchez Gorio con Luis Mendoza. Avec de la réverbération. On peut préférer la version de 1953…
Niño bien 1956-06-14 — Tita Merello accompagnée par Francisco Canaro. La gouaille incroyable de Tita Merello, fait de cette version un morceau d’anthologie. Pas garanti pour le bal, c’est d’ailleurs présenté comme une chanson, mais à ne pas rater.
Le Niño Bien semble détonner dans le magasin et les clients le regardent avec un air étonné.

Tinta verde 1938-03-07 — Orquesta Aníbal Troilo

Agustín Bardi (compositeur)

Peut-être vous êtes-vous demandé pourquoi ce sublime tango s’appelait « Tinta Verde » (Encre verte). La version de ce tango du jour a été enregistrée par Anibal Troilo le 7 mars 1938, il y a exactement 86 ans, mais la musique a été écrite par Bardi en 1914. Une histoire d’amitié comme il en existe tant en Argentine.

Jetez l’encre

Agustín Bardi (13 août 1884 – 21 avril 1941) a écrit ce très beau tango en 1914. Il n’en existe pas à ma connaissance de versions chantées, toutes les versions sont instrumentales. On n’a donc que l’écoute et le titre pour avoir une idée du thème. Je me suis intéressé à d’autres tangos qui parlaient d’encre (tinta).
Tinta roja (Sebastián Piana Letra: Cátulo Castillo). Il ne s’agit pas d’encre rouge, mais des jeux de couleurs, couleur du sang et du vin teinté (les hispanophones disent vino tinto pour parler du vin rouge). Tinta roja (1942) a sans doute été écrit en réponse à tinta verde qui avait toujours du succès comme en témoignent les enregistrements de D’Arienzo 1935 et Troilo 1938, celui dont on parle aujourd’hui).
Tinta china (Antonio Polito Letra : Héctor Polito). Encre de Chine. Peut-être pour les mêmes raisons, mais sans le même succès, ce tango écrit en 1942 parle des personnes à la peau noire. Tinta china se réfère donc à la couleur de la peau.
Tinta verde. J’ai gardé le suspens, mais je vous rassure, c’est impossible de deviner pourquoi ce tango s’appelle Tinta verde (encre verte). Ce n’est pas une histoire de couleur de peau (pas de petits Martiens à la peau verte), d’autant plus que la célèbre émission d’Orson Welles mettant en scène la Guerre des Mondes d’Herbert George Wells (le plus grand pionnier de la science-fiction) n’a été diffusée que le 30 octobre 1938 et ce tango écrit en 1914.
Je lève le suspens, il s’agit tout simplement de l’encre verte, celle que l’on peut mettre dans les stylos.

1 Je suis parti d’une photo de Octopus Fluids, le fabricant de l’excellente encre Barock 1910, la verte s’appelle jade. J’espère que le collègue photographe ne m’en voudra pas de cet emprunt, mais j’ai trouvé sa photo si belle que je n’ai pas eu d’idée pour faire mieux. Voici le site d’Octopus Fluids pour ceux que ça intéresse. https://www.octopus-fluids.de/en/writing-ink-fountain-pen-inks/barock-fountain-pen-inks

Vous allez me dire que je devrais avancer une preuve, car le tango étant instrumental, c’est difficile à vérifier.
La preuve, la voici ; Agustín Bardi avait pour voisin et ami, Eduardo Arolas (24 février 1892 – 29 septembre 1924). Ce dernier était illustrateur en plus d’être bandonéoniste, compositeur et chef d’orchestre. Il était donc coutumier de l’usage des encres. Curieuse coïncidence, à la même époque, Agustín Bardi travaillait pour une entreprise de transport, « La Cargadora » (la chargeuse, ou le chargeur). Dans cet établissement, Agustín écrivait les étiquettes des expéditions à l’encre verte. Cela lui a donné d’écrire le tango pour son jeune ami (il avait 22 ans et Agustín 30), compagnon d’usage des encres.

Eduardo, qui était donc également illustrateur a réalisé la couverture de la partition qui lui était dédiée, à l’encre verte… La boucle est bouclée.

Extrait musical

Depuis 1914, il y a eu diverses versions du titre. Vous pourrez entendre la plupart en fin de cet article. Mais le tango du jour est l’excellente version de Troilo de 1938. Il l’a réenregistré, avec moins de bonheur à mon sens en 1970.

Tinta verde 1938-03-07 — Orquesta Aníbal Troilo. C’est le tango du jour.

Je trouve amusant de proposer en réponse, l’encre rouge, qui elle a des paroles chantées par Fiorentino. Nous en reparlerons sans doute en octobre…

Tinta roja 1941-10-23 — Orquesta Aníbal Troilo con Francisco Fiorentino / Sebastián Piana Letra : Cátulo Castillo

Je vous laisse apprécier le contraste. Ces titres peuvent être compatibles, pour les DJ qui mélangent les tangos chantés et instrumentaux.

D’autres enregistrements

Cette histoire d’amitié, trop vite interrompue par la mort d’Eduardo Arolas (en 1924, à 32 ans), a donné lieu à de nombreuses et belles versions. Agustín Bardi aura le bonheur d’entendre les versions de D’Arienzo et Troilo, mais probablement pas l’intéressante interprétation de Demare. Ce dernier l’a enregistré plus d’un an après la mort de Bardi, mais il se peut qu’il l’ait joué en sa présence avant avril 1941.

Tinta verde 1916 — Quinteto Criollo Atlanta. Une version acoustique, mais plutôt mélodique. Pas pour nos milongas, mais à découvrir, tout de même.
Tinta verde 1927-10-17 — Osvaldo Fresedo. Une version un peu canyengue, moyennement intéressante, même pour l’époque. À réserver aux fans absolus de Fresedo et de la vieille garde.
Tinta verde 1929-10-03 — Orquesta Pedro Maffia. Une version tranquille qui aura une sœur 30 ans plus tard.
Tinta verde 1935-08-12 — Orquesta Juan D’Arienzo. Un D’Arienzo typique de sa première période, avant l’arrivée de Biagi dans l’orchestre.
Tinta verde 1938-03-07 — Orquesta Aníbal Troilo. C’est le tango du jour.
Tinta verde 1942-12-09 — Orquesta Lucio Demare. J’aime bien l’entrée du piano au début de cette version.
Tinta verde 1945-10-30 — Orquesta Carlos Di Sarli. Magnifique solo de violon.
Tinta verde 1954-01-26 — Orquesta Carlos Di Sarli. Une version lente et majestueuse, comme sait en produire El Señor del Tango.
Tinta verde 1957-06-19 — Orquesta Juan Cambareri. Une version un peu précipitée. Amusante, quasiment dansable en milonga. Elle sera sans doute déroutante pour les danseurs et donc à éviter, sauf occasion très particulière.
Tinta verde 1959 — Orquesta Pedro Maffia. 30 ans après le premier enregistrement, Maffia joue avec une sonorité différente, mais un rythme proche.
Tinta verde 1966-12-23 — Orquesta Armando Pontier. Une version assez originale. Pas forcément géniale à danser, mais agréable à écouter.
Tinta verde 1967-11-14 Orquesta Juan D’Arienzo. Ce n’est clairement pas la meilleure version. Je ne proposerai pas en milonga, même si cela reste dansable.
Tinta verde 1970-11-23 — Orquesta Aníbal Troilo. Comme pour D’Arienzo, on s’éloigne un peu trop du tango de danse. C’est magnifique, mais sans doute insatisfaisant pour les meilleurs danseurs.

Il existe bien d’autres versions, les thèmes appréciés par Troilo ou D’Arienzo ont beaucoup de succès avec les orchestres contemporains. N’hésitez pas à donner votre avis sur votre version préférée en commentaire (il faut créer un compte pour éviter les spams, mais ce n’est pas très contraignant).

Agustin Bardi (à droite), a écrit ce tango pour son ami, Eduardo Arolas, à gauche.

Lágrimas 1939-03-06 — Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos

Edgardo Donato Letra: Maruja Pacheco Huergo

Le tango du jour, Lágrimas a été enregistré il y a exactement 85 ans par Donato et Lagos.
Maruja Pacheco Huergo, l’auteure des paroles a su trouver les mots pour parler de la détresse de l’abandon. Je vous invite donc, au-delà de ce thème, à découvrir cette femme exceptionnelle, auteure de tangos sublimes comme
El adiós.

Le tango du jour

L’association Donato et Lagos a donné un grand nombre de tangos magnifiques. Celui d’aujourd’hui, qui fête son anniversaire aujourd’hui, parle de tristesse, mais la musique dynamique de Donato se démarque de la plupart des tangos portant ce titre « Lagrimas » en abandonnant la tristesse généralement de mise.
On compatit aux larmes, mais on se laisse emporter dans la musique pour danser sur la piste ce tango entraînant.
Notons que Donato a également enregistré une valse de ce titre écrite par Vicente Vilardi ; J. Pastene Letra : Juan De la Calle (Federico Saniez).
Je reviendrai sur ce point dans quelques jours, au sujet de Lágrimas y sonrisas ; la tristesse et les valses.

L’orchestre de Donato

Edgardo Donato

Edgardo Donato était violoniste et au début de son orchestre, en 1930, il jouait en plus de diriger l’orchestre.
Dans l’orchestre on retrouve deux des ses huit frères Osvaldo au piano et Ascanio au violoncelle.
Petit cadeau, la composition de son orchestre en 1930 et en 1936. Dans l’orchestre de 1936, on remarque trois chanteurs qui ont produit plusieurs titres ensemble, leurs voix se mariant parfaitement.

Instrumentistes Orchestre de 1930 Orchestre de 1936
Bandonéonistes José Roque Turturiello
Vicente Vilardi
Miguel Bonano
José Roque Turturiello
Vicente Vilardi
Eliseo Marchesse
José Budano
Violonistes Edgardo Donato
Armando Julio Piovani
Pascual Humberto Martínez
Armando Julio Piovani
Domingo Mirillo
José Pollicita
Pianiste Osvaldo Donato Osvaldo Donato
Violoncelliste Ascanio Donato Ascanio Donato
Contrebassiste José Campesi José Campesi
Accordéoniste   Washington Bertolini
(pseudo de Osvaldo Bertoni)
qui était aussi pianiste.
Chanteurs Luis Díaz
Antonio Rodríguez Lesende
Carlos Viván
Teófilo Ibáñez
Horacio Lagos
Lita Morales
Romeo Gavio
L’orchestre d’Edgardo Donato en 1930 et 1936. Remarquez la présence de ses frères Osvaldo (Piano) et Ascanio (violonceliste)

L’orchestre d’Edgardo Donato en 1933 (ce n’est pas la composition du 6 mars 1939, mais il y a les trois frères Donato, Edgardo, Osvaldo et Ascanio.

Maruja Pacheco Huergo

Sous ses allures discrètes et modestes se cachait un génie. Maruja, Pacheco Huergo.

Maruja Pacheco Huergo de son véritable nom, María Esther Pacheco Huergo était une femme remarquable. Je vous propose donc quelques éléments sur Maruja (surnom hypocoristique de Maria).
Si on se limite à sa production de tango, on pourrait citer El adiós, Don Naides, Milonga del aguatero, Sinfonía de arrabal, ou Vuelves et quelques autres dont elle est la compositrice et parfois aussi l’auteure, comme pour le tango du jour dont elle n’a écrit que les paroles. Mais elle a écrit aussi environ 600 titres dans tous les rythmes. C’était donc une compositrice particulièrement prolifique.
Mais Maruja était aussi pianiste, chanteuse, auteure et actrice, voire professeur de piano et de chant. Le meilleur est qu’elle a fait tous ces métiers avec succès. Elle était l’épouse de Manuel Ferradás Campos, lui-même écrivain de tangos et journaliste, mais avec nettement moins de rayonnement que son épouse.

Extrait musical

Lágrimas 1939-03-06 — Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos

Les paroles

Ansias de hundir en las sombras
la angustia infinita que quiero ocultar.
Ansias de llorar tu llanto,
pena de quererte tanto,
voy por un camino largo
llevando en mi alma buena
mi propio desencanto…
arrastrando en mi agonía
la cruz de mi resignación.

Lágrimas…
En la amargura de mi vida son,
bálsamo…
Que cicatrizan mi dolor.
Benditas una y mil veces estas lágrimas,
sinceras, que brotaron
de mi pobre corazón.

Lágrimas…
Que enmudeciendo mis tristezas van,
lágrimas…
tibia llovizna de pesar.
Hoy llegan hasta el cáliz de mi vida,
suavizando la nostalgia
de esta inmensa soledad.

Edgardo Donato Letra: Maruja Pacheco Huergo

D’autres enregistrements

Lágrimas n’a été enregistré que par Donato. Avec Horacio Lagos en 1939 et Oscar Peralta en 1956.

Lágrimas 1939-03-06 — Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos. Tango du jour.

C’est le tango du jour. J’ai eu la chance de le danser hier à la milonga Nuevo Chique avec l’excellent DJ Dany Borelli. Je confirme que malgré les paroles, le plaisir de le danser est total.

Lágrimas 1956-06-21 – Orquesta Edgardo Donato con Oscar Peralta

Cette dernière version va sans doute surprendre les fans de Donato qui oublient trop souvent que beaucoup de chefs d’orchestres ont eu une carrière très longue et que par conséquent, ils ont évolué pour rester dans l’air du temps. En 1956, on est plus en direction de l’écoute que du tango de bal, par exemple.
Signalons que le même jour, Donato et Lagos ont enregistré De punta a punta une milonga écrite par Osvaldo Donato avec des paroles de Sandalio Gómez.

De punta a punta 1939-03-06 Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos / Osvaldo Donato Letra Sandalio Gómez

Des rires aux larmes et des larmes aux rires

Nous reviendrons prochainement sur ce thème (le 26 mars), mais en attendant, deux titres.

Risas y lágrimas 1927-04-08 (valse) — Roberto Firpo con Jazz Band / F. Caso (rires et larmes)

Lágrimas y sonrisas 1950 Roberto Firpo (Hijo) y su Cuarteto (valse) / Pascual De Gullo Letra : Francisco Gullo (larmes et rires) où Pascual De Gullo a merveilleusement joué des passages des modes mineurs à majeurs pour moduler les variations d’émotion.

Nous terminons donc sur des rires, mais avec moi, vous le savez, le tango est une pensée heureuse qui se danse.

Ce tango a aussi été chanté avec sensibilité par deux hommes, Horacio Lagos et Oscar Peralta. Les hommes aussi peuvent pleurer les tristesses de la vie.

Cornetín 1943-03-05 Orquesta Carlos Di Sarli con Roberto Rufino

Pedro Maffia Letra : Homero Manzi ; Cátulo Castillo

Le tango du jour, Cornetín, évoque le cornet autrefois utilisé par les « conductors» del tranvía a motor de sangre (les chargés de clientèle des tramways à moteur de sang, c’est-à-dire à traction animale). Il a été enregistré il y a exactement 81 ans.

Éléments d’histoire du tranvía, le tramway de Buenos Aires)

Les premiers tramways étaient donc à traction animale. Vous aurez noté que les Argentins disent à moteur de sang pour ce qui est traction humaine et animale. Cela peut paraître étrange, mais quand on pense au prix que payaient les chevaux qui tiraient les tranvías de Buenos Aires, l’expression est assez parlante.

Tranvías a motor de sangre en la Boca (Puente Puyrredon)

En effet, à Buenos Aires, les chevaux étaient durement exploités et avaient une durée d’utilisation d’environ deux ans avant d’être hors d’usage contre une dizaine d’années en Europe, région où le cheval coûtait cher et était donc un peu plus préservé.
Nous avons déjà vu les calesitas qui étaient animées par un cheval, jusqu’à ce que ce soit interdit, tout comme, il n’y a que très peu d’années, les cartoneros de Buenos Aires n’aient plus le droit d’utiliser des chevaux. L’ironie de l’histoire est que l’arrêt de l’utilisation des chevaux a été édicté pour éviter la cruauté envers les animaux, mais maintenant, ce sont des hommes qui tirent les charrettes de ce qu’ils ont récupéré dans les poubelles.
Dans la Province de Buenos Aires, le passage de la traction animale à la traction électrique s’est fait autour de 1915, sauf pour quelques compagnies résistantes à ce changement et qui ont continué jusqu’à la fin des années 20.
Il faut aussi noter que la réticence des passagers à la traction électrique, avec la peur d’être électrocuté, est aussi allée dans ce sens. Il faut dire que les étincelles et le tintement des roues de métal sur les rails pouvaient paraître inquiétants. Je me souviens que quand j’étais gamin, j’aimais regarder le conducteur du métro, fasciné par les nuées d’étincelles qui explosaient dans son habitacle. Je me souviens également d’un conducteur qui donnait des coups avec une batte en bois sur je ne sais quel équipement électrique, situé à la gauche de la cabine. C’était le temps des voitures de métro en bois, elles avaient leur charme.

Retour au cornetín

Celui qui tenait le cornetín, c’est le conductor. Attention, il n’est pas celui qui mène l’attelage ou qui conduit les tramways électriques, c’est celui qui s’occupe des passagers. Le nom peut effectivement porter à confusion. Le conducteur, c’est le mayoral que l’on retrouve également, héros de différents tangos que je présenterai en fin d’article.
Le cornetín servait à la communication entre le mayoral (à l’avant) et le conductor à l’arrière). Le premier avait une cloche pour indiquer qu’il allait donner le départ et le second un cornet qui servait à avertir le conducteur qu’il devait s’arrêter à la suite d’un problème de passager. Le conducteur abusait parfois de son instrument pour présenter ses hommages à de jolies passantes.
C’est l’histoire de ce tango.

Extrait musical

Cornetín 1943-03-05 — Orquesta Carlos Di Sarli con Roberto Rufino

Les paroles

Tarí, Tarí.
Lo apelan Roque Barullo
conductor del Nacional.

Con su tramway, sin cuarta ni cinchón,
sabe cruzar el barrancón de Cuyo (al sur).
El cornetín, colgado de un piolín,
y en el ojal un medallón de yuyo.

Tarí, tarí.
y el cuerno listo al arrullo
si hay percal en un zaguán.

Calá, que linda está la moza,
calá, barriendo la vereda,
Mirá, mirá que bien le queda,
mirá, la pollerita rosa.
Frená, que va a subir la vieja,
frená porque se queja,
si está en movimiento.
Calá, calá que sopla el viento,
calá, calá calamidad.

Tarí, tarí,
trota la yunta,
palomas chapaleando en el barrial.

Talán, tilín,
resuena el campanín
del mayoral
picando en son de broma
y el conductor
castiga sin parar
para pasar
sin papelón la loma
Tarí, tarí,
que a lo mejor se le asoma,
cualquier moza de un portal

Qué linda esta la moza,
barriendo la vereda,
mirá que bien le queda,
la pollerita rosa.
Frená, que va a subir la vieja,
Frená porque se queja
si está en movimiento,
calá, calá que sopla el viento,
calá, calá calamidad.

Tarí, Tarí.
Conduce Roque Barullo
de la línea Nacional.

Pedro Maffia Letra : Homero Manzi ; Cátulo Castillo

Parmi les détails amusants :

On notera le nom du conducteur du tranvía, Barullo, qui en lunfardo veut dire bagarreur. Encore un tango qui fait le portrait d’un compadrito d’opérette. Celui-ci fait ralentir letranvía pour faciliter la montée d’une ancienne ou d’une belle ou tout simplement admirer une serveuse sur le trottoir.

Le Tarí, Tarí, ou Tará, Tarí est bien sur le son du cornetín.

“sabe cruzar el barrancón de Cuyo” – El barrancón de Cuyo est un ravin, comme si le tranvía allait s’y risquer. Cela a du parait re extravagant, car dans certaines versions, c’est tout simplement remplacé par el sur (dans le même sens que le Sur de la chanson de ce nom qui est d’ailleurs écrite par le même Homero Manzi. D’ailleurs la ligne nacionale pouvait s’adresser à celle de Lacroze qui allait effectivement dans le sud.

Tangos sur le tranvía

Cornetín (le thème du jour de Pedro Maffia Letra : Homero Manzi; Cátulo Castillo)

El cornetín (Cornetín) 1942-12-29 — Orquesta Francisco Canaro con Carlos Roldán. C’est le premier de la série à être enregistré.

Cornetín 1943-03-05 — Orquesta Carlos Di Sarli con Roberto Rufino. C’est le tango du jour.

Cornetín 1943-04-05 — Libertad Lamarque con orquesta dirigida por Mario Maurano.

Cornetín 1943-04-05 — Libertad Lamarque con orquesta dirigida por Mario Maurano.

Cette chanson a été enregistrée un mois, jour pour jour, après la version de Di Sarli. Cette version, plutôt chanson est tout de même dansée dans le film Eclipse de sol de Luis Saslavsky d’après un scénario d’Homero Manzi tiré de l’œuvre d’Enrique García Velloso. Le film est sorti le 1er juillet 1943.
Cet extrait nous permet de voir comment était organisé un tranvía a motor de sangre, avec son mayoral à l’avant, conduisant les chevaux et son conductor, à l’arrière, armé de son cornetín.

Cornetín 1950-07-28 Nelly Omar con el conjunto de guitarras de Roberto Grela.

Après une courte intro sur un rythme à trois temps, Nelly Omar chante sur un rythme d’habanera. Le résultat est très sympa, l’équilibre entre la voix de Nelly et la guitare de Roberto Grela et ses fioritures est agréable.

  • Je vous dispense de la version de De Angelis de 1976…

Autres titres parlant du tranvía

El cochero del tranvía 1908 Los Gobbi (Alfredo Gobbi y Flora Gobbi) – Ángel Gregorio Villoldo (MyL).

Le son est pénible à écouter, c’est un des tout premiers enregistrements et c’est plus un dialogue qu’une chanson. C’est pour l’intérêt historique, je ne vous en voudrai par si vous ne l’écoutez pas en entier.

El cornetín del tranvía 1938-06-09 – Orquesta Francisco Lomuto con Jorge Omar / Antonio Oscar Arona Letra : Armando Tagini. Une belle version de ce titre.
El mayoral 1946-04-24 (milonga candombe) — Orquesta Domingo Federico con Oscar Larroca.mp 3/José Vázquez Vigo Letra: Joaquín Gómez Bas.

Au début, les annonces du départ et le adios final, vraiment théâtral. Sans doute pas le meilleur de Larocca.

El mayoral del tranvía (milonga) 1946-04-26 Orquesta Alfredo De Angelis con Julio Martel / Francisco Laino; Carlos Mayel (MyL)
Milonga del mayoral 1953 – Orquesta Aníbal Troilo con Jorge Casal y Raúl Berón arrangements d’Astor Piazzolla/Aníbal Troilo Letra: Cátulo Castillo

Un tango qui est plus une nostalgie de l’époque des tranvías

En effet, les tranvías ont terminé leur carrière à Buenos Aires en 1962, soit environ un siècle après le début de l’aventure.

Tiempo de tranvías 1981-07-01 Orquesta Osvaldo Pugliese con Abel Córdoba / Raúl Miguel Garello Letra : Héctor Negro.

Un truc qui peut plaire à certains, mais qui n’a aucune chance de passer dans une de mes milongas. L’intro de 20 secondes, sifflée, est assez originale. On croirait du Morricone, mais dans le cas présent, c’est un tranvía, pas un train qui passe.

Tiempo de tranvías 2012 — Nelson Pino accompagnement musical Quinteto Néstor Vaz / Raúl Miguel Garello Letra : Héctor Negro.

Petits plus

« Los cocheros y mayorales ebrios, en servicio, serán castigados con una multa de cinco pesos moneda nacional, que se hará efectiva por medio de la empresa ». Les cochers et conducteurs (plus tard, on dira les

On appelle souvent les colectivos de Buenos Aires « Bondis ». Ce nom vient du nom brésilien des tramways, « Bonde ». Sans doute une autre preuve de la nostalgie du tranvía perdu.

Quelques sources

Quelques sources

Tranvías a motor de sangre en la Boca (Puente Puyrredon)
Un des premiers tramways électriques à avoir une grille pour sauver les piétons qui seraient percutés par le tramway. Cette grille pouvait se relever à l’aide d’une chaîne dont l’extrémité est dans la cabine de conduite.
Motorman levant la rejilla 1948 (Document Archives générales de la nation Argentine)

5 Coches del Tranvía eléctrico de la calle Las Heras, doble pisos.

Coches del Tranvía eléctrico de la calle Las Heras, doble pisos.
Reconstitution du tranvía du film “Eclipse de sol”, car il n’apparait pas en entier dans le film, car la scène est trop petite.
À l’époque de notre tango (ici en 1938, donc 3 ans avant), c’est ce type de tramway qui circule. on comprend la nostalgie des temps anciens.
Trafic compliqué sur la Plaza de Mayo en 1934. À l’arrière-plan, les colonnes de la cathédrale. Trois tranvías électriques essayent de se frayer un passage. On remarque la grille destinée à éviter aux piétons de passer sous le tramway en cas de collision.

El flete 1936-04-03 — Orquesta Juan D’Arienzo

Vicente Greco Letra : Pascual Contursi/Juan Sarcino/Jerónimo Gradito (trois versions des paroles)

Le tango du jour, el Flete a été enregistré il y a exactement 88 ans par Juan d’Arienzo. Je vous propose d’en voir un peu plus de ce tango qui est des premiers à avoir bénéficié de la collaboration avec Rodolfo Biagi.

Ceux qui parcourent les rues de Buenos Aires ont sans doute été surpris par l’abondance de ces camions antédiluviens et porteurs de charges parfois extravagantes.

Des camions de « Fletes » dans une rue de Buenos Aires.

Sur leurs flancs, l’indication « Fletes ». Ce sont des véhicules destinés aux livraisons. Si vous avez un canapé à vous faire livrer, ou tout un déménagement, vous ferez sans doute appel à un de ces services de fletes.
El flete, c’est donc la charge, la livraison, le transport, le colis Le mot « flete » vient du français « Fret ». On pense aux merveilleuses toiles et splendides émaux sur métal de Quinquela Martin où on voit les porteurs plier sous le poids des paquets qu’ils chargent et déchargent des bateaux dans le port de la Boca.

Quinquela Martin — Motivo de puerto. Émail sur fer (1946). 0,88×0,98 m. Au centre, on voit la traversée d’une passerelle. La musique m’évoque la marche de ces hommes.

Si vous allez à la Boca le quartier qui doit tant à Benito Quinquela Martin, n’oubliez pas de voir son joyau, le musée maison de ce peintre.

Ceux qui n’ont pas l’occasion de venir à Buenos Aires pourront avoir une idée de ce musée en regardant cette vidéo.

Anecdote : Víctor Fernández, directeur du Musée Benito Quinquela Martín est également DJ de tango, ce qui limite ma culpabilité dans mon excursion dans ce superbe musée.

Là, où on revient à notre tango du jour, El Flete

Le tango du jour est instrumental, on pourrait donc penser que l’on évoque le transport, le travail difficile de ceux qui l’effectuent, les véhicules lourdement chargés.
D’ailleurs, la musique encourage à cette interprétation. Quelques pas rapides et un pas plus pesant, comme un homme qui porterait une lourde charge en descendant du bateau et qui ferait de temps à autre une pause. Cette interprétation est pour moi renforcée par l’enregistrement par Firpo, surtout celui du 16 février 1916.
C’est un enregistrement acoustique, donc, avec les limites que cela implique. Dans cet enregistrement, je retrouve les pas alternés compatible avec le travail d’un flete, mais si on se souvent que Firpo aimait les tangos descriptifs (où la musique évoque les éléments réels), cela renforce l’hypothèse que le tango est en lien avec cette activité. Vous pourrez l’écouter à la fin de cet article.

Je te donne ma parole

Ou plutôt, mes paroles. En effet, pas moins de trois versions des paroles existent pour ce tango, bien que celui-ci soit quasiment toujours enregistré sans le chant. Il convient donc de les interroger et cela va donner des surprises par rapport à notre interprétation primitive.

Les paroles originales de Contursi (1914)

Pascual Contursi a écrit des paroles pour El Flete. Ce sont sans doute les paroles originales, celle d’une époque où le tango n’avait pas encore trouvé ses lettres de noblesse en France, Pays où Contursi terminera sa carrière.
Dans les paroles de Contursi, un peu confuses, car très chargées de sous-entendus et de lunfardo, on comprend que le climat de crainte qu’inspiraient certains malfrats n’encourageait pas les compadrons à faire les fiers quand ils les croisaient. Ils dégonflaient la poitrine et faisaient profil bas pour éviter de paraître celui qui a le plus d’oseille (flouze, argent), car celui-ci, ils l’envoyaient dans l’autre monde

Le dan flete pa’ la otra población.

Les paroles renouvelées, de Gradito

En lunfardo, El Flete désigne un cheval léger de monte, brillant et léger. Rien à voir avec les chevaux devant tirer les lourds chariots des fletes de l’époque.
Dans une des rares versions chantées dont on a l’enregistrement, Ernesto Fama chante le refrain des paroles de Gerónimo Gradito qui parlent d’un cheval de course, autre leitmotiv du tango.
Le cheval de couleur noisette, vainqueur de la course, permet d’attirer l’attention d’une jeune paysanne sur son lad, ce qui le rend amoureux.

Il existe également des paroles écrites par Juan Sarcino et qui font également référence à un cheval, mais à ma connaissance, nous n’avons pas d’enregistrement de cette version et je ne les possède pas. Si vous avez une version enregistrée et les paroles, je suis preneur.

Extrait musical

El flete 1936-04-03 — Orquesta Juan D’Arienzo.

C’est notre tango du jour. Il est le fruit de la collaboration relativement nouvelle de D’Arienzo avec son pianiste et arrangeur génial, Rodoflo Biagi. Cette version hérite du dynamisme de D’Arienzo et des facéties au piano de Biagi qui répondent aux cordes. C’est un morceau superbe et assurément un de plus plaisants à danser dans les milongas de Buenos Aires, grâce à ces jeux de réponses entre les instruments. À noter que les premières rééditions sur CD, toutes tirées d’une même édition effectuée dans les années 50 sur disque vinyle comportaient un défaut (saute du disque). Aujourd’hui, la plupart des versions qui circulent sont corrigées.

Les paroles

Je propose ici les paroles par ordre chronologique. D’abord celles de Contursi, puis celles de Gradito. Elles nous content deux histoires très différentes, ce qui témoigne de la polysémie du mot Flete en espagnol argentin, mais aussi de l’évolution du tango qui des mauvais quartiers est passé dans la société plus aisée, où il était plus facile de parler d’un lad amoureux et de son cheval que de dangereux assassins rodant pour dépouiller les frimeurs.

Version de 1916 – Música : Vicente Greco — Letra : Pascual Contursi

Se acabaron los pesados,
patoteros y mentaos
de coraje y decisión.
Se acabaron los malos
de taleros y de palos,
fariñeras y facón.
Se acabaron los de faca
y todos la van de araca
cuando llega la ocasión.
Porque al de más copete
lo catan y le dan flete
pa’ la otra población.

Esos taitas que tenían
la mujer de prepotencia,
la van de pura decencia
y no ganan pa’l bullón.
Nadie se hace el pata ancha
ni su pecho ensancha
de puro compadrón,
porque al de más copete
lo catan y le dan flete
pa’ la otra población.

Version de 1916 – Música : Vicente Greco — Letra : Pascual Contursi

Ici, on décrit un monde assez noir avec des hommes armés (taleros, palos, fariñeras, facón). En fait, il s’agit de se moquer des compadritos qui jouent les durs et qui n’en mènent pas large, il retrouvent une attitude décente, ne gonflent plus la poitrine, car ici, celui qui a le plus de pépètes (argent),, ils le goûtent (tâtent pour trouver ses richesses) et lui donnent une expédition (Flete) dans l’autre monde (ils le tuent).
Cette version des paroles peut également être compatible avec la musique, les alternances de la musique pouvant être les mouvements respectifs des assassins et de la victime.

Version de 1930 – Música : Vicente Greco — Letra : Gerónimo Gradito

On peut imaginer que ces paroles violentes ont incité Fama à adopter des paroles plus légères à une époque où le tango était en train d’entrer dans la bonne société.

Parejero; zaino escarceador,
por tu pinta y color
y por tu sangre sos
todo un flete de mi flor…
¡Porque es tu corazón
difícil de empardar !
En las canchas no tenés rival,
y en una ocasión
que has de recordar
ganaste a un pangaré
y, al jinetearte, así
decía para mí:

¡Zaino,
mi viejo amigo,
de punta a punta, ganale!
¡Flete,
todo he jugado,
y en vos está mi esperanza!
¡Zaino!
¡Solo en la cancha !
¡Correlo al galope,
que atrás lo dejás !
¡Flete,
zaino de mi alma,
tuya es la carrera
que en ley la ganás !

Y al llegar vos triunfador
el pueblo te aplaudió,
y una paisanita
flores te tiraba
que después se acercó
y tu cabeza palmeó.
Y ella, desde entonces,
¡es mi único querer!…

Parejero; zaino escarceador,
por tu pinta y color
y por tu sangre sos
todo un flete de mi flor…
¡Porque es tu corazón
difícil de empardar !
En los pueblos no tenés rival
como yo pa’el amor,
y al correrla los dos
siempre tenemos que ser:
¡Yo todo un buen varón
y un bravo flete vos !

Version de 1930 – Música : Vicente Greco — Letra : Gerónimo Gradito

Ici, il s’agit d’un lad qui tombe amoureux d’une jeune paysanne qui a envoyé des fleurs au cheval dont il s’occupe et qui lui a caressé la tête. Cependant, le lad ne peut pas s’empêcher de faire le fanfaron, disant qu’il n’a pas de rival pour l’amour, tout comme « Châtaigne », son cheval, n’a pas de rival dans la course. Je suis un bon homme et toi un brave flete.

À mon avis, qui en vaut sans doute un autre, sans être une référence, ces paroles ne conviennent pas totalement à la musique. On a du mal à y voir la fièvre de la course, l’exaltation du vainqueur et l’amour naissant. Je pense que c’est juste le fait que El Flete peut aussi bien considérer l’expédition que le cheval de course qui est à l’origine de cette fusion.

Comme j’aime bien faire des hypothèses, je me dis que le cheval de course est en fait l’héritier du cheval qui passait les messages et qui était donc rapide. C’est un peu ce que sous-entend ce tango, Zaino est le messager de l’amour.

Quelques versions

À titre de comparaison, quelques versions de ce tango qui n’est vraiment célèbre que sous la baguette de Juan d’Arienzo.

Les versions de Roberto Firpo. Il y a plusieurs versions, instrumentales et au piano. Je vous propose ma préférée, celle de 1916.

El Flete 1916-02-16 — Roberto Firpo.

Malgré les limites de l’enregistrement acoustique, la musique est agréable à écouter. Cela nous permet de rappeler qu’à cette époque, Firpo était un chef d’orchestre de tout premier plan.

El flete 1928-03-07 Orquesta Francisco Canaro

Un des premiers enregistrements électriques du thème. Une version encore empreinte du canyengue et probablement bien adaptée aux paroles sombres de Contursi. On retrouvera Canaro 11 ans plus tard dans une versión bien différente.

El flete 1930-09-16 — Orquesta Típica Porteña dir. Adolfo Carabelli con Ernesto Famá.

C’est un bon Carabelli et le plus ancien enregistrement en ma possession avec une partie chantée. Les paroles, comme nous l’avons vu ci-dessus sont celles de Gradito. La musique est désormais intermédiaire entre le planplan du canyengue et les versions futures plus dynamiques.

El flete 1936-04-03 — Orquesta Juan D’Arienzo

C’est notre tango du jour. Le fruit de la collaboration relativement nouvelle de D’Arienzo avec son pianiste et arrangeur génial, Rodoflo Biagi. Cette version hérite du dynamisme de D’Arienzo et des facéties au piano de Biagi qui répondent aux cordes. C’est un morceau superbe et assurément un de plus plaisants à danser dans les milongas de Buenos Aires, grâce à ces jeux de réponses entre les instruments.
À noter que les premières rééditions sur CD, toutes tirées d’une même édition effectuée dans les années 50 sur disque vinyle comportaient un défaut (saute du disque). Aujourd’hui, la plupart des versions qui circulent sont corrigées.

El Flete 1939-03-30

XXXX El Flete 1939-03-30 — Quinteto Don Pancho dir. Francisco Canaro. On retrouve Canaro dans une version avec un de ses quintettes, le Don Pancho (Pancho est un surnom pour le prénom Francisco, mais aussi quelqu’un qui fait l’andouille en lunfardo…). Contrairement à la version de 1928, cette version est bien plus allègre et d’une grande richesse musicale, notamment dans sa seconde partie. C’est un très beau Canaro, avec les interventions magnifiques de la flûte de José Ranieri Virdo (qui était aussi trompettiste de Canaro, mais pas dans cet enregistrement).

Je ne citerai pas d’autres versions, car elles n’apportent rien à notre propos. Voir, pour ceux que ça intéresse,

  • Héctor Varela (1950 et 1952),
  • Donato Racciatti y sus Tangueros del 900 (1959), où on retrouve la flûte, ici avec des guitares, mais le résultat est monotone.
  • Osvaldo Fresedo (1966), dans son style « Varela »…
  • La Tubatango (2006), une version amusante, joueuse comme une milonga et avec le retour de la flûte farceuse.

Je vais terminer cet article avec la Tubatango, mais dans une représentation théâtrale le 18 octobre 2010 au Paraguay.

La Tubatango, El flete, représentation théâtrale le 18 octobre 2010 au Paraguay

Vous remarquerez l’apparition d’un riche ivrogne qui se fera jeter de scène. La Tuba Tango s’est donc inspirée des paroles originales de Contursi, ce qui est logique, puisqu’ils ont adopté un style canyengue.

Sur scène, ils expulsent l’ivrogne, ils le ne le tuent pas, mais je reste sur mes positions…

Photomontage d’un jeune homme ayant fait le fier devant des malandrins et qui risque de le payer très cher. Mais que faisait-il dans cette galère, dans le port de la Boca ? Dans le fond des détails de la toile Día luminoso de « Benito Quinquela Martín.

Paciencia 1938-03-03 — Orquesta Francisco Canaro con Roberto Maida

Juan D’Arienzo Letra : Francisco Gorrindo

Qui s’intéresse un peu, même de loin, au tango connaît Paciencia, (Patience), de D’Arienzo et Gorrindo. Je vous propose de le découvrir plus précisément, à partir de la version de Canaro et Maida enregistrée il y a exactement 86 ans.

Le prétexte étant le jour d’enregistrement, cela tombe sur cette version Canaro Maida, mais l’auteur en est D’Arienzo qui restera fidèle à sa composition toute sa vie.
Je ferai donc la part belle à ses enregistrements en fin d’article.
La beauté et l’originalité des paroles de Francisco Gorrindo avec son « Paciencia », ont fait beaucoup pour le succès de ce thème qui a donné lieu à des versions chantées, des chansons et même instrumentales, ce qui est toutefois un peu dommage 😉

Extrait musical

Paciencia 1938-03-03 – Orquesta Francisco Canaro con Roberto Maida

Il s’agit d’une version instrumentale avec estribillo réduit au minimum. Roberto Maida chante vraiment très peu. La clarinette de Vicente Merico est ici plus présente que lui. On constate dans cette interprétation le goût de Canaro pour les instruments à vent.

Les paroles

Dans cette version, les paroles sont réduites au minimum, je vous invite donc à les savourer avec les autres enregistrements de ce titre, sous le chapitre « autres versions ».

Anoche, de nuevo te vieron mis ojos ;
anoche, de nuevo te tuve a mi lado.
¡Pa qué te habré visto si, después de todo,
fuimos dos extraños mirando el pasado!
Ni vos sos la misma, ni yo soy el mismo…
¡Los años! … ¡La vida!… ¡Quién sabe lo qué!…
De una vez por todas mejor la franqueza:
yo y vos no podemos volver al ayer.

Paciencia…
La vida es así.
Quisimos juntarnos por puro egoísmo
y el mismo egoísmo nos muestra distintos.
¿Para qué fingir?
Paciencia…
La vida es así.
Ninguno es culpable, si es que hay una culpa.
Por eso, la mano que te di en silencio
no tembló al partir.

Haremos de cuenta que todo fue un sueño,
que fue una mentira habernos buscado;
así, buenamente, nos queda el consuelo
de seguir creyendo que no hemos cambiado.
Yo tengo un retrato de aquellos veinte años
cuando eras del barrio el sol familiar.
Quiero verte siempre linda como entonces:
lo que pasó anoche fue un sueño no más.

Juan D’Arienzo Letra : Francisco Gorrindo

Traduction

Hier soir, à nouveau mes yeux t’ont vue,
hier soir, à nouveau, je t’avais de nouveau à mes côtés.
Pourquoi t’ai-je revue, si au final,
nous fûmes deux étrangers regardant le passé !
Ni toi es la même, ni moi suis le même,
Les années, la vie, qui sait ce que c’est ?
Une fois pour toutes, la franchise vaut mieux ;
toi et moi ne pouvons pas revenir en arrière (à hier).

Patience…
la vie est ainsi.

Nous voulions nous rejoindre par pur égoïsme
et le même égoïsme nous révèle, différents.
Pourquoi faire semblant ?

Patience…
la vie est ainsi.
Personne n’est coupable, si tant est qu’il y ait une faute.
C’est pourquoi la main que je t’ai tendue en silence n’a pas tremblé à la séparation.

Nous ferons comme si tout ne fut qu’un rêve,
que c’était un mensonge de nous être cherché ;
ainsi, heureusement, nous reste la consolation
de continuer de croire que nous n’avons pas changé.
J’ai un portrait de ces vingt années-là,
quand du quartier, tu étais le soleil familier,
je veux toujours te voir jolie comme alors.
Ce qui s’est passé la nuit dernière ne fut qu’un rêve, rien de plus.

Maida ne chante que le refrain. Voir ci-dessous, d’autres versions où les paroles sont plus complètes.
Le même jour, Canaro enregistrait avec Maida, la Milonga del corazón.

Milonga del corazón 1938-03-03 – Orquesta Francisco Canaro con Roberto Maida. Une milonga qui est toujours un succès, 86 ans après son enregistrement.

Autres versions

Paciencia 1937-10-29 — Orquesta Juan D’Arienzo con Enrique Carbel. C’est le plus ancien enregistrement. On pourrait le prendre comme référence. Enrique Carbel chante le premier couplet et le refrain.
Paciencia 1938-01-14 — Héctor Palacios accompagné d’une guitare et d’une mandoline. Dans cet enregistrement, Héctor Palacios chante toutes les paroles. Enregistré en Uruguay.

Héctor Palacios est accompagné par une guitare et une mandoline. Le choix de la mandoline est particulièrement intéressant, car cet instrument bien adapté à la mélodie, contrairement à la guitare qui est plus à l’aide dans les accords est le second « chant » de ce thème, comme une réponse à Magaldi. On se souvient que Gardel mentionne la mandoline pour indiquer la fin des illusions « Enfundá la mandolina, ya no estás pa’serenatas » ; Range (remettre au fourreau, comme une arme) la mandoline, ce n’est plus le temps des sérénades. Musique de Francisco Pracánico et paroles d’Horacio J. M. Zubiría Mansill. J’imagine que Palacios a choisi cet instrument pour son aspect nostalgique et pour renforcer l’idée de l’illusion perdue de la reconstruction du couple.

Paciencia 1938-01-26 — Agustín Magaldi con orquesta.

Comme l’indique l’étiquette du disque, il s’agit également d’une chanson. L’introduction très courte (10 secondes) elle présente directement la partie chantée, sans le début habituel. Magaldi chante l’intégralité des paroles. Le rythme est très lent, Magaldi assume le fait que c’est une chanson absolument pas adaptée à la danse. On notera sa prononciation qui « mange le « d » dans certains mots comme la(d)o, pasa(d)o (Palacios et d’autres de l’époque, également).

Paciencia 1938-03-03 – Orquesta Francisco Canaro con Roberto Maida. C’est la version du jour. On est un peu en manque de paroles avec cette version, car Maida ne chante que le refrain, aucun des couplets.
Paciencia 1938 — Orquesta Rafael Canaro con Luis Scalón.

Cette version est contemporaine de celle enregistrée par son frère. Elle a été enregistrée en France. Son style bien que proche de celui de son frère diffère par des sonorités différentes, l’absence de la clarinette et par le fait que Scalón chante en plus du refrain le premier couplet (comme l’enregistra Carbel avec D’Arienzo, l’année précédente.

Paciencia 1948 — Orquesta Típica Bachicha con Alberto Lerena.

Encore une version enregistrée en France. Lerena chante deux fois le refrain avec un très joli trait de violon entre les deux. Le dernier couplet est passé sous silence.

Paciencia 1951-09-14 — Orquesta Juan D’Arienzo con Alberto Echagüe.

14 ans plus tard, D’Arienzo réenregistre ce titre avec Echagüe. Dans cette version, Echagüe chante presque tout, sauf la première moitié du dernier couplet dont il n’utilise que « Yo tengo un retrato de aquellos veinte años […] lo que pasó anoche fue un sueño no más. Le rythme marqué de D’Arienzo est typique de cette période et c’est également une très belle version de danse, même si j’ai personnellement un faible pour la version de 1937.

Paciencia 1951-10-26 — Orquesta Héctor Varela con Rodolfo Lesica. Dans un style tout différent de l’enregistrement légèrement antérieur de D’Arienzo, la version de Varela et Desica est plus « décorative ». On notera toutefois que Lesica chante exactement la même partie du texte qu’Echagüe.
Paciencia 1959-03-02 — Roberto Rufino accompagné par Leo Lipesker. Dans cet enregistrement, Rufino nous livre une chanson, jolie, mais pas destinée à la danse. Toutes les paroles sont chantées et le refrain, l’est, deux fois.
Paciencia 1961-08-10 — Orquesta Juan D’Arienzo con Horacio Palma.

Comme dans la version enregistrée avec Echagüe, dix ans auparavant, les paroles sont presque complètes, il ne manque que la première partie du dernier couplet. Une version énergique, typique d’El Rey del compas et Palma se plie à cette cadence, ce qui en fait une version dansable, ce qui n’est pas toujours le cas avec ce chanteur qui pousse plutôt du côté de la chanson.

Paciencia 1964 — Luis Tuebols et son Orchestre typique argentin. Encore une version enregistrée en France, mais cette fois, instrumentale, ce qui est dommage, mais qui me permet de montrer une autre facette de ce titre.
Paciencia 1970-12-16 — Orquesta Juan D’Arienzo con Alberto Echagüe.

D’Arienzo et Echagüe ont beaucoup interprété à la fin des années 60 et jusqu’à la mort de D’Arienzo Paciencia dans leurs concerts. Cette version de studio est de meilleure qualité pour l’écoute, mais il est toujours sympathique de voir D’Arienzo se démener.

Vidéo enregistrée en Uruguay (Canal 4) en décembre 1969 (et pas février 1964 comme indiqué dans cette vidéo).

Après la mort de D’Arienzo, les solistas de D’Arienzo l’enregistrèrent à diverses reprises, ainsi que des dizaines d’autres orchestres, Paciencia étant un des monuments du tango.

J’ai ici une pensée pour mon ami Ruben Guerra, qui chantait Paciencia et qui nous a quittés trop tôt. Ici, à la milonga d’El Puchu à Obelisco Tango à Buenos Aires, milonga que j’ai eu l’honneur de musicaliser en doublette avec mon ami Quique Camargo.

Ruben Guerra, Paciencia, milonga d’El Puchu à Obelisco Tango à Buenos Aires.18 août 2017.

Con los amigos (A mi madre) 1943-03-02 – Orquesta Ricardo Tanturi con Alberto Castillo

Carlos Gardel et José Razzano (paroles et musique)

Con los amigos (a mi madre) est un thème écrit par Carlos Gardel et José Razzano. Mais la version que j’ai choisie pour le tango du jour a été enregistrée le 2 mars de 1943 par Tanturi et Castillo. La particularité est que la chanson originale s’est commuée en valse, mais ce n’est pas la seule surprise…

On connaît, un peu l’histoire de Carlos Gardel, je devrais dire les histoires pour ne pas fâcher mes amis Uruguayens et Argentins. Que Gardel soit enfant de France, ou de quelque qu’autre endroit, il a eu une relation particulière avec sa mère.
Pas forcément celle qu’elle espérait, dans la mesure où il a fait les 400 coups et même des coups plutôt pendables.
On sait cependant que Gardel avait un bon cœur et qu’il chérissait sa mère, même s’il ne l’a pas toujours entouré de toute l’affection qu’elle aurait pu attendre.
Cette chanson doit sans doute être prise pour un regret, un remords, un hommage à sa mère qui a élevé seule ce chenapan de Gardel.

Extrait musical

Con los amigos (A mi madre) 1943-03-02 — Orquesta Ricardo Tanturi con Alberto Castillo (Valse)

Les paroles

Con los amigos que el oro me produjo
Pasaba con afán las horas yo
Y de mi bolsa el poderoso influjo
Todos gozaban de esplendente lujo
Pero mi madre, no

¡Pobre madre!, yo de ella me olvidaba
Cuando en los brasosdel vicio me dormí
Un inmenso cortejo me rodeaba
Yo a nadie mi afecto le faltaba
Pero a mi madre, sí

¡Hoy moribundo en lágrimas deshecho!
Exclamo con dolor, todo acabó
Y al ver que gime mi angustiado pecho
Todos se alejan de mi pobre lecho
Pero mi madre, no

Y cerca ya del último suspiro
Nadie se acuerda por mi mal, de mí
La vista en torno de mi lecho giro
Y en mi triste en derredor a nadie miro
Pero a mi madre, sí

¡Hoy moribundo en lágrimas deshecho!
Exclamo con dolor, todo acabó
Y al ver que gime mi angustiado pecho
Todos se alejan de mi pobre lecho
¡Pero mi madre, no!

Carlos Gardel et José Razzano (musique et paroles)

Je propose ici les deux premiers couplets et le dernier, pour vous donner une idée du thème de ce tango.
Avec les amis que l’or me procurait, moi, je trompais les heures, et de ma poche, le pouvoir influait. Tous jouissaient d’un luxe splendide, mais ma mère, non !
Pauvre mère ! Moi, je l’oubliais quand dans les bras (emprise, mais j’aime mieux le changement de parole de la version de Canaro) du vice je m’endormis.
Une immense cour m’entourait. Personne ne manquait de mon affection. Mais ma mère, si.

[…]
Aujourd’hui, moribond, en larmes, défait, je crie de douleur, tout est fini et à voir ma poitrine oppressée gémir, tous quittent mon pauvre lit, mais ma mère, non.
La morale de ce tango pourrait être que les amis faits par l’argent ne valent pas l’amour d’une mère.

Autres versions

Tout d’abord, un exemple de la chanson originale par Carlos Gardel, celle qu’il chantait pour exprimer ses regrets à sa mère.
Il existe plusieurs enregistrements, 1919,192 0, 1930, 1933. J’ai choisi celui-ci où l’on ressent bien l’émotion dans la voix de Gardel.

A mi madre (Con los amigos) 1930-05-22 Carlos Gardel accompagné par Guillermo Barbieri, José María Aguilar, Domingo Riverol (guitares).

Version en chanson, avec de jolies guitares. Bien sûr, pas pour la danse. D’ailleurs Gardel ne se danse pas, même si on danse sur plusieurs de ses titres quand ils sont joués par d’autres orchestres, comme celui de Tanturi ou celui de Canaro dans ce cas (voir ci-dessous).

Con los amigos (A mi madre) 1943-05-12 — Orquesta Francisco Canaro con Eduardo Adrián.
Gardel à Nice en 1931. Il est au centre avec Charlie Chaplin. Pensait-il à ce moment à sa mère ?
Charlie Chaplin, c’est Charlot, à ne pas confondre avec le chanteur Charlo 😉

Cuando bronca el temporal 1929-03-01 – Carlos di Sarli (Sexteto)

Gerardo Hernán Matos Rodríguez Letra: Ernesto Marsili

Le tango du jour, Cuando bronca el temporal, a été enregistré par Di Sarli avec son sexteto, le premier mars 1929, il y a exactement 95 ans. Il a été écrit par l’auteur de la Cumparsita.

Un temporal, c’est une tempête. Une bronca, c’est une colère. Cependant, la tempête dont nous parlons aujourd’hui est autant dans les crânes que dans la ville. Une fois de plus, les paroles d’un tango jouent sur les mots. Ernesto Marsili a fait le parallèle entre la tempête qui se déchaîne à l’extérieur et les sentiments qui s’entrechoquent dans la tête de l’homme abandonné.

Il y a quelques semaines, en Argentine, il y a eu des tempêtes violentes. On déplore des morts, notamment à Mar del Plata, la ville natale d’Astor Piazzolla. À Buenos Aires, des centaines d’arbres ont été abattus et une fleur a perdu un de ses pétales.

Le ciel juste avant le début du temporal, à Buenos Aires.
Floralis Genérica después del temporal. Un des pétales est au sol. Trois mois après, elle n’a toujours pas été réparée. En revanche, le parc a été réouvert quelques semaines plus tard, lorsque les arbres dangereux ont été sécurisés.

Extrait musical

Cuando bronca el temporal 1929-03-01 — Carl