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El adiós 1938-04-02 – Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos

Maruja Pacheco Huergo (María Esther Pacheco Huergo) Letra: Virgilio San Clemente

Plus de 200 tangos ont dans leur titre le mot «Adios». C’est donc un thème fort du tango, mais la composition écrite par Maruja Pacheco Huergo est de loin la plus célèbre. Je vous propose, la version qui est considérée comme la plus belle, celle de Donato avec Lagos qui fête aujourd’hui ses 86 ans.

Il y a adiós et adiós

Il y a environ 200 tangos avec adiós dans le titre dont on a au moins un enregistrement et il faut rajouter une dizaine de valses et même une milonga.
Cependant, tous les adiós ne sont pas similaires.
Contrairement au français, adiós n’a pas la connotation définitive de l’adieu. En français, on dit surtout Adieu quand on ne compte plus se revoir, ou seulement en présence de Dieu (À Dieu), après la résurrection.
Pour les Argentins, ce n’est pas le cas. C’est un synonyme complet d’au revoir et il s’emploie donc de la même façon. Un Argentin qui vous dit adieu a l’intention de vous revoir, il vous recommande juste « à Dieu », c’est-à-dire qu’il vous souhaite d’aller bien pendant le temps de la séparation.
Cependant, en Argentine également, le terme adiós a une signification définitive. On l’utilise également pour quitter un défunt, tout comme en France.
Dans le petit monde du tango, il est fréquent que l’on honore un défunt en lui faisant un adieu musical. Parmi les titres célèbres dans ce sens, on a A Magaldi, cette valse d’adieu à Agustín Magaldi, composée par Carlos Dante et Pedro Noda et dont les paroles sont de Juan Bernardo Tiggi. On connaît les merveilleuses versions chantées justement par Carlos Dante, notamment celle de 1947, 9 ans après la mort d’Agustín qui lui-même avait chanté pour la mort de Gardel peu d’années auparavant. Nous en reparlerons le 21 octobre…

Note : El adiós, porte un S à la fin, car c’est « À Dieu » (adieu), Dieu se dit « Diós » en espagnol, ce n’est pas un S du pluriel. Comme DJ, combien de fois ai-je entendu nommer ce titre « El adio »…

Maruja Pacheco Huergo

Maruja (María Esther) Pacheco Huergo (3 avril 1916 – 2 septembre 1983) était pianiste, compositrice et parolière, mais également auteure (notamment de poèmes et scénarios), actrice et professeur de musique et de chant.
Elle a composé plus de 600 thèmes, pas tous des tangos, mais parmi ses créations dont nous avons une trace enregistrée dans notre domaine qu’est le tango, on pourrait citer les titres suivants :

Comme auteure et compositrice :

Sinfonía de arrabal, (paroles et musique) célèbre par le même chef d’orchestre que El Adios, notre tango du jour avec le trio enchanteur de Horacio Lagos, Lita Morales et Romeo Gavioli.
Cuando silba el viento une habanera dont elle a également écrit, paroles et musique.
Lejanía (une chanson qu’a chantée Corsini), Oro y Azul, El Silencio, Con sabor a tierra, Nenucha et environ 500 autres titres que vous me pardonnerez de ne pas lister ici, mais ce ne sont pas non plus des tangos.

Comme compositrice

Canto de ausencia mise en musique d’un texte d’Homero Manzi
Don Naides avec des paroles de Venancio Clauso
Gardenias avec des paroles de Manuel Enrique Ferradás Campos (son mari)
Milonga del aguatero et Cancionero porteño del siglo XIX avec des paroles d’Eros Nicola Siri

Comme parolière

Sur des musiques de Donato, elle a écrit les paroles d’Alas rotas, Para qué, Lágrimas et Triqui tra.
Ses 600 compositions lui valent d’être inhumée au panthéon SADAIC (société des auteurs et compositeurs argentins) du cimetière de la Chacarita (Buenos Aires).

Virgilio San Clemente

Virgilio San Clemente est surtout un poète. On lui doit cependant les paroles de El adios, et de quelques autres titres, comme la jolie valse Viejo jardín et sans doute Dulce amargura (mais il y a un doute, car il est mentionné tantôt comme compositeur ou comme parolier). Comme il m’est impossible de départager les deux possibilités, voici où j’en suis de l’investigation…

Sur le disque de gauche, Fresedo (1938), Virgilio San Clemente est indiqué comme compositeur. Sur celui du milieu, Nano Rodrigo (1940), ce sont Torres et Alperi et sur celui de droite qui est une réédition en vinyle de l’enregistrement de 1938 de Corsini, il y a bien les trois noms, mais sans distinction de fonction.
En résumé, si Virgilio était poète, il a peut-être composé un tango et à assurément écrit les paroles d’autres.
Torres et Alperi ne sont pas des compositeurs connus, on ne peut pas lever le doute sur la composition de ce titre tant que l’on n’a pas la partition originale que je n’ai pas encore trouvée.
En attendant, je penche plutôt du côté où San Clemente s’est cantonné aux paroles pour Dulce Amargura. Les deux œuvres sont écrites de façon comparable, en trois parties et avec des rimes approximatives, mais devinables. Viejo jardín est différent, il y a plus de couplets, mais les rimes sont également très approximatives. Ces indices, très légers n’invalident pas la possibilité qu’il soit l’auteur des trois textes.

Extrait musical

El adiós 1938-04-02 — Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos.

Les cordes sont très présentes dans cette version, en legati des violons et en pizzicati. Quelques accents des bandonéons. Le piano chante également sa partie à tour de rôle jusqu’à à 1 :42 entre en scène Lagos qui ne chante que très brièvement, seulement le premier couplet. Il explique le thème et laisse la parole aux instruments pour les 55 dernières secondes.

Les paroles

En la tarde que en sombras se moría,
buenamente nos dimos el adiós ;
mi tristeza profunda no veías
y al marcharte sonreíamos los dos.
Y la desolación, mirándote
al partir,
quebraba de emoción mi pobre voz…
El sueño más feliz, moría en el adiós
y el cielo para mí se obscureció.

En vano el alma
con voz velada
volcó en la noche la pena…
Sólo un silencio
profundo y grave
lloraba en mi corazón.

Sobre el tiempo transcurrido
vives siempre en mí,
y estos campos que nos vieron
juntos sonreír
me preguntan si el olvido
me curó de ti.
Y entre los vientos
se van mis quejas
muriendo en ecos,
buscándote…
mientras que lejos
otros brazos y otros besos
te aprisionan y me dicen
que ya nunca has de volver.

Cuando vuelva a lucir la primavera,
y los campos se pinten de color,
otra vez el dolor y los recuerdos
de nostalgias llenarán mi corazón.
Las aves poblarán de trinos el lugar
y el cielo volcará su claridad…
Pero mi corazón en sombras vivirá
y el ala del dolor te llamará.
En vano el alma
dirá a la luna
con voz velada la pena…
Y habrá un silencio
profundo y grave
llorando en mi corazón.

Maruja Pacheco Huergo (María Esther Pacheco Huergo) Letra: Virgilio San Clemente

Traduction libre et indications

Dans la soirée qui se meurt en ombres,
Nous nous sommes tout bonnement dit adieu ; (un adieu comme si c’était un au revoir pour elle).
Tu ne voyais pas ma profonde tristesse
Et quand tu es partie, nous sourions tous les deux.
Et la désolation, de te regarder partir,
brisa d’émotion, ma pauvre voix…
Le rêve le plus heureux est mort dans l’adieu
Et le ciel pour moi s’est obscurci.
En vain l’âme
d’une voix voilée
déversa le chagrin dans la nuit…
Juste un silence
profond et grave
pleurait dans mon cœur.

À propos du temps écoulé,
tu vis toujours en moi,
et ces champs qui nous ont vus
sourire ensemble
me demandent si l’oubli
m’a guéri de toi.
Et parmi les vents
mes plaintes s’en vont
mourant en échos
te cherchant…
pendant qu’au loin
d’autres bras et d’autres baisers
t’emprisonnent et me disent
que jamais, tu ne reviendras.

Quand le printemps brillera à nouveau,
et que les champs se peindront de couleurs,
encore une fois, la douleur et les souvenirs
rempliront mon cœur de nostalgie.
Les oiseaux peupleront de trilles l’espace
et le ciel répandra sa clarté…
Mais mon cœur vivra dans l’ombre
et l’aile de la douleur t’appellera.
En vain l’âme
dira à la lune
d’une voix voilée, la douleur…
et il y aura un silence
profond et grave
Pleurant dans mon cœur.

Autres versions

El adiós 1938-03-03 — Orquesta Francisco Canaro con Roberto Maida.

Cette version fait jeu égal avec celle de Donato. Je sais que certains danseurs préfèrent celle de Donato, mais pour moi, il est difficile de les départager. Dans un bal, je peux passer indifféremment l’une ou l’autre, selon l’ambiance que je veux donner. La version de Canaro marche de façon obstinée, avec de jolis passages de violons ondulants et des moments de piano qui ponctuent. Rien de monotone dans cette version, toujours entraînante.

El adiós 1938-03-15 — Ignacio Corsini con guitarras de Pagés-Pesoa-Maciel.

Avec un accompagnement de guitares, Corsini chante l’intégralité des paroles. Corsini a enregistré 12 jours après après Canaro, mais il a été le premier à jouer le titre, comme en témoigne la partition.

El adiós 1938 Hugo Del Carril con orquesta.

C’est une version à écouter. La voix d’Hugo Del Carril exprime avec émotion les sentiments du narrateur. C’est à comparer avec l’enregistrement d’Ignacio Corsini de la même époque. La voix de Del Carril pourrait tenir la comparaison avec les versions de Maida et Lagos. L’orchestre est également agréable, on se prend à regretter qu’une version de danse ne soit pas venue compléter cet enregistrement.

El adiós 1938-04-02 — Orquesta Edgardo Donato con Horacio Lagos. C’est le tango du jour.
El adiós 1954-01-28 – Ángel Vargas con su orguesta dirigida por Armando Lacava.

Pour une version de chanteur, cette interprétation de Vargas. Donne la part belle à l’orchestre de Lacava. Le thème est chanté par les instruments avec des variations d’intensités qui donnent de la structure à la musique. Après une minute Vargas commence et chante, une minute environ, laissant les 45 dernières à l’orchestre, sauf une courte reprise de la seconde partie du refrain en final. Cette version de chanteur est presque un tango de danse.

El adiós 1963 – Orquesta Osvaldo Pugliese con Jorge Maciel.

Hier, je parlai de Recuerdo. La version de El adiós n’est assurément pas un tango conçu pour la danse. C’est musicalement sublime, même si la voix de Maciel peut parfois être modérément appréciée. Je sais que beaucoup de danseurs se battront pour le danser sur la piste. Alors, je pourrai le passer, mais il y a tant de belles choses de Pugliese parfaites pour la danse que Maciel ne sera pas une de mes priorités, même si les danseurs applaudissent souvent (ce qui ne se fait pas à Buenos Aires).

El adiós 1973 – Hugo Díaz.

C’est la seule version instrumentale de ma sélection, mais l’harmonica d’Hugo Díaz est comme une voix. Il commence par un cri déchirant et ensuite semble pleurer. La guitare le rejoint mais avec un tampon imparable, qui s’ajuste parfois aux accents les plus tristes de l’harmonica. Du très grand Hugo Díaz. À priori, ce n’est pas pour la danse, mais cette version est tellement émouvante qu’elle pourrait participer à une belle tanda particulière. Il y a une vingtaine d’année, une danseuse adorait et lorsque j’animais la milonga, je passais souvent cet artiste quand elle était là.
Pour terminer, une version de 2010 par le Dúo Angelozzi-Cavacini auquel s’est jointe Ivana Fortunati. Cet enregistrement est en hommage à Remo Angelozzi récemment décédé. Vous le connaissez sans doute mieux sous son nom d’artiste, Raúl Angeló quand il était, notamment le chanteur de l’orchestre d’Edgardo Donato (en 1953).

El adiós 2010 — Dúo Angelozzi-Cavacini junto a Ivana Fortunati. Analia Angelozzi et Ivana Fortunati sont accompagnées par Pablo Cavacini et Jose Morán à la guitare et par Bocha Luca au bandonéon.

Adiós queridos amigos, hasta mañana.

Olvidao 1932-03-21 — Orquesta Francisco Canaro

Guillermo Barbieri Letra Enrique Cadícamo

Olvidao, le titre du tango du jour peut paraître étonnant à première vue, voire à seconde vue. Je vais alors vous dévoiler ses secrets. Olvidao a été enregistré par Canaro il y a exactement 92 ans.

Le parlé lunfardo

Olvidao est la forme « contractée » d’olvidado. Dans la prononciation faubourienne des premiers temps du tango, les chanteurs outre l’emploi du lunfardo chantaient avec ce type de prononciation déformée.

 Un des plus forts exemples de ce type est celui que j’ai évoqué dans l’article sur Lo de Laura en citant la retranscription de l’ethnologue Eduardo Barberis reproduisant le texte d’un tango « La Pishuca — El baile en lo de Tranqueli).

Les tangos ayant souvent été chantés d’une façon plus élégante par la suite, en général, je transcris les paroles en bon espagnol, donc sans les flexions défectueuses.
Là, le titre étant figé en olvidao, je le laisse ainsi, mais il faut bien sûr comprendre « olvidado » (oublié).

Extrait musical

Olvidao 1932-03-21 — Orquesta Francisco Canaro. Tango instrumental. Le drame de l’histoire n’est pas sensible. C’est un bon tango de danse pour une tanda de la vieille garde.

Les paroles

Il s’agit d’une versión instrumentale qui ne laisse pas deviner la tragédie sous-jacente. Cependant, les paroles expliquent le titre du tango. Voici la version originale, celle écrite par Cadicamó.

PARTE I
Lo mataron al pobre Contreras,
Recién los casaban!… Si es para no creer!
Un luz mala, saltó la tranquera
Y vino a buscarle su propia mujer…
Fue en el patio e’ la estancia «La Hazaña»
La fiesta e’ los novios era un explendor, (esplendor)…
Mas de pronto dos dagas hicieron
De aquella alegría un cuadro e’ dolor…
RECITADO
Mató al despechado
y herido de muerte,
el recién casado,
En sangre bañado,
Habló de esta suerte
PARTE II
No es nada mi gaucha…
No te asustés, vida…
A los dos, peliando,
Se nos fué el facón…
Me viene golpeando
Un vientito helado
Aqui… de este lado
En el corazón…
Llevame unas flores,
Anda a visitarme,
La tierra es muy fría
Pa estar olvidao…
Adiosioto gaucha
Te estaré esperando!…
Me voy apagando
De puro finao!…

PARTE I (BIS)
Al principio fué pura promesa
La viuda lloraba sin dunda demás…
Mas después se le jué (fue) la tristeza.
Y a su pobre gaucho no lo jué (fue) a ver más,.
Con razón que en la noches e’ tormenta
Se siente patente la voz del finao (finado)
Que la llama diciendo: “Lucinda !”
‘Estoy muy solito’… ‘Llégate a mi lao (lado)’…

Guillermo Barbieri Letra Enrique Cadícamo

En rouge, ce qui est chanté par Charlo dans la première version enregistrée.

Traduction libre et explications

PREMIÈRE PARTIE
Ils ont tué le pauvre Contreras,
Ils venaient de le marier, et c’est incroyable, un gars (luz en lunfardo peut être un homme rapide) maléfique sauta le portillon, et vint le dérober à sa propre femme.
C’était dans la cour du ranch « La Hazaña ».
La fête où étaient les mariés était une splendeur,
Mais tout à coup deux poignards firent de cette joie une image d’horreur.
REFRAIN
Il tua le vaurien
Et mortellement blessé, le jeune marié baignant dans le sang parla de cette chance.
SECONDE PARTIE
Ce n’est rien ma gaucha, ne t’inquiète pas ma vie,
En nous battant contre les deux, nous avons perdu le poignard
Il me vient en frappant, un petit vent glacial, ici, de ce côté, dans le cœur.
Apporte-moi des fleurs, viens me rendre visite, la terre est trop froide pour être oublié.
Adieux ma gaucha, je t’attendrai, je m’éteins, pur défunt.
PREMIÈRE PARTIE (BIS)
Au début, c’était une promesse pure
La veuve pleura sans doute de trop…
Mais ensuite, la tristesse se fut
Et elle n’alla plus voir son pauvre gaucho.
C’est pour cela que dans les nuits d’orage,
on entend clairement la voix du défunt, qui l’appelle en disant : « Lucinda, je suis très seul, viens à mon côté »…
Je pense maintenant que vous savez pourquoi ce tango s’appelle Olvidao (Olvidado), c’est à dire oublié).

La partition

Autres versions

Olvidao 1932-03-18 — Orquesta Adolfo Carabelli con Charlo.

Trois jours avant l’enregistrement par Canaro. Beaucoup de différences dans le style. La musique est plus légère, je trouve plus élégante. Charlo chante un couplet (en rouge dans les paroles, ci-dessus). Même si ce passage parle de la mort, le tango reste tout à fait dans l’élégance de la danse et son final enjoué (la veuve joyeuse, sans doute), fait que l’on termine la danse dans de bonnes conditions.

Olvidao 1932-03-21 — Orquesta Francisco Canaro. Tango instrumental.

Le drame de l’histoire n’est pas sensible. C’est un bon tango de danse pour une tanda de la vieille garde.
Charlo dans le film Puerto nuevo de Mario Soffici y Luis Cesar Amador en 1935 ou 1936.

Olvidao 1941-07-29 — Orquesta Juan D’Arienzo con Alberto Reynal.

Reynal chante presque toutes les paroles avec quelques variantes de détail qui ne changent pas le sens de l’histoire. L’énergie de D’Arienzo fait oublier le tragique de l’histoire. N’oublions pas qu’un grand nombre de danseurs hispanophones ne tiennent pas compte des paroles quand ils dansent. La lecture des textes de tango peut générer des pensées tristes, mais pas pour la danse quand c’est D’Arienzo qui mène la danse.

Olvidao 1952 — Edmundo Rivero con guitarras.

Avec Rivero, une version chanson qui bénéficie de l’expressivité de Rivero qui rend le tragique de l’histoire.

Olvidao 1953-02-03 — Julio Sosa con la Orquesta Francini-Pontier. Une autre version chanson par el Varon del tango.
Olvidao 1953-08-05 — Juan Carlos Cobos Con la Orquesta Osvaldo Pugliese. Pour terminer, cette autre version en chanson que certains pourraient réclamer de danser. Pffff, écoutez-là, mais ne dansez pas SVP.

Sur 1948-02-23 – Orquesta Aníbal Troilo con Edmundo Rivero

Aníbal Troilo (arrangement de Argentino Glaván) Letra : Homero Manzi

Il y a 76 ans, Aníbal Troilo enregistrait avec Edmundo Rivero, un des tangos avec le titre le plus court, « Sur ». Sur, en espagnol, c’est le Sud. Pour ceux qui sont nés dans l’hémisphère Nord, le Sud, c’est la chaleur. En Argentine, c’est l’inverse, mais le Sud chanté par Rivero n’est ni l’un ni l’autre. C’est ce Sud, que je vous invite à découvrir avec ce tango du jour aux paroles écrites par Homero Manzi.

<- Aníbal Troilo et Homero Manzi par Sabat.

Ce tango n’est pas un tango de bal, mais c’est un monument du tango. La musique est d’Anibal Troilo et les paroles, celles qui marquent le cœur de tous les tangueros sont d’Homero Manzi.
Ernesto Sabato aurait déclaré qu’il donnerait toute la littérature qu’il avait écrite en échange d’être l’auteur de « Sur ». Intéressons-nous donc à ces deux monstres sacrés du tango, Homero et Sur.

Homero

Les deux se prénomment Homero, les deux sont fans de Buenos Aires, mais un seul est Manzi. Saurez-vous découvrir lequel ?

Homero Manzi est un provincial, arrivé à Buenos Aires à l’âge de neuf ans. Il a vécu enfant et adolescent dans le quartier de Pompeya, au sud de Boedo, donc, dans le Sud de Buenos Aires.
Les paroles nostalgiques de ce tango évoquent les souvenirs de cette enfance et les regrets des points de repère évanouis, mais en parallèle de sa vie amoureuse avec un baiser échangé et qui ne s’est transformé qu’en souvenir.
Les lieux qu’il indique peuvent être partiellement retrouvés. Le plus facile est l’angle de Boedo et San Juan. C’est l’endroit où Homero Manzi a écrit Sur. Il abrite désormais l’Esquina Manzi, un lieu prisé par les touristes.

L’angle entre Boedo et San Juan où se trouve désormais l’Esquina Manzi. À gauche en 1948, à droite en 2015, avec les caricatures de Sabat, enlevées depuis et remplacées par des écrans qui les diffusent. La modernité. À l’intérieur, elles sont encore visibles.

« Pompeya y más allá la inundación ». Buenos Aires est régulièrement victime d’inondations. Cette année encore, mais la pire fut sans doute celle de 1912, celle qui toucha Pompeya, le quartier de Manzi.

En 1912, une voiture hippomobile transporte des rescapés sur l’Avenida Sáenz, recouverte d’eau. Ils viennent de zones encore plus inondées, le Riachuelo avait débordé.

On imagine l’impact de cet événement chez un enfant de 5 ans qui venait juste de quitter sa province de Santiago del Estero pour arriver avec sa mère à Buenos Aires. Parmi ces autres souvenirs, ce tango mentionne La esquina del herrero, barro y pampa. Certains y voient l’angle de Del Barco Centenera et de Tabaré, deux avenues que Manzi cite dans son tango, Mano Blanca, un autre de ses tangos emblématiques.

Mano Blanca (letra de Homero Manzi) par Ángel D’Agostino et Ángel Vargas.(1944)

D’ailleurs un « musée » a été installé sur cet emplacement, en l’honneur de ce titre immortalisé par D’Agostino et Vargas.

Le petit chariot de Portenito et Mano Blanca avec les initiales peintes à la main et qui font que ce tango est le tango des fileteadores.
Sur le trottoir d’en face le musée Mano Blanca, le bar el Buzón nommé ainsi à cause de la boîte aux lettres rouge qui occupe le trottoir devant l’établissement.

Extrait musical

Sur 1948-02-23 — Orquesta Aníbal Troilo con Edmundo Rivero

Les paroles

Vous trouverez tous les enregistrements à écouter, en fin d’article.

San Juan y Boedo antigua, y todo el cielo,
Pompeya y más allá la inundación.
Tu melena de novia en el recuerdo
Y tu nombre florando en el adiós.
La esquina del herrero, barro y pampa,
Tú casa, tu vereda y el zanjón,
Y un perfume de yuyos y de alfalfa
Que me llena de nuevo el corazón.

Sur,
Paredón y después…
Sur,
Una luz de almacén…
Ya nunca me verás como me vieras,
Recostado en la vidriera
Y esperándote.
Ya nunca alumbraré con las estrellas
Nuestra marcha sin querellas
Por las noches de Pompeya…
Las calles y las lunas suburbanas,
Y mi amor y tu ventana
Todo ha muerto, ya lo sé…


San Juan y Boedo antiguo, cielo perdido,
Pompeya y al llegar al terraplén,
Tus veinte años temblando de cariño
Bajo el beso que entonces te robé.
Nostalgias de las cosas que han pasado,
Arena que la vida se llevó
Pesadumbre de barrios que han cambiado
Y amargura del sueño que murió.

Aníbal Troilo (arrangement de Argentino Glaván) Letra : Homero Manzi

Les enregistrements de Sur

Les enregistrements Sur, par Troilo

Sur 1948-02-23 — Orquesta Aníbal Troilo con Edmundo Rivero, l’enregistrement, objet de cet article. Le plus ancien, à moins qu’un petit Français, lui ait brûlé la politesse. Voir le chapitre suivant…
Sur 1953-09-21 (En vivo) — Ranko Fujisawa con Aníbal Troilo y Roberto Grela. Enregistrement par Radio Tokio d’un concert au Teatro Discépolo de Buenos Aires. Bandonéon (Troilo), Guitare (Grela) et voix (Omar).
Sur 1956-08-08 — Orquesta Aníbal Troilo con Edmundo Rivero arr. de Argentino Glaván. À comparer par la version de 1948 par les mêmes.
Sur 1971-04-26 — Orquesta Aníbal Troilo con Roberto Goyeneche. Encore un qui a sa place au panthéon du tango. La partie instrumentale est particulièrement expressive, notamment, grâce aux pleurs du bandonéon de Troilo.
Sur 1974-05 — Orquesta Aníbal Troilo con Susana Rinaldi. Le dernier enregistrement de Sur par Troilo a été effectué en public avec Susana Rinaldi dans un programme en hommage à Homero Manzi effectué par Antonio Carrizo, el caballero de la radio.

Cette version est pleine d’émotion. Impossible de ne pas essuyer une larme à son écoute notamment, lorsqu’elle chante pour la seconde fois, la fin du refrain. « Ya lo sé ».

Autres enregistrements de Sur

Là, il faut discuter un peu, Nelly Omar serait la première à avoir chanté ce tango.
C’est ce qu’indique la Bible du Tango, qui a souvent d’excellentes informations. Malheureusement, sans référence précise et probablement sans enregistrement, cela reste difficile à confirmer.
Cependant, si on se souvient que Nelly fut la muse d’Homero, celle qui lui inspira la chanson Malena lors de son exil au Mexique et qu’ils ont eu une relation mouvementée, cela n’a rien d’impossible.
Comme Sur est un tango à écouter, je vous invite à voir Nelly Omar le chanter. J’ai choisi cette version, car c’est une de ses dernières versions enregistrées. Elle a parcouru toutes les époques du tango, depuis les années 1920 jusqu’au 21e siècle. La « Gardel en jupe » est une des étoiles indéboulonnables au firmament du tango.

Je ne peux pas confirmer la date, de cet enregistrement. La voix semble plus assurée que dans son dernier concert au Luna Park, à près de 100 ans. Je daterai donc cette vidéo de la première décennie des années 2000.

Plus étonnant, serait un enregistrement par Quintin Verdu en 1947, soit plusieurs mois avant Troilo. On peut facilement imaginer qu’un tango soit chanté avant d’être enregistré, car c’est le processus normal. En revanche, qu’il soit enregistré en France avant d’avoir été joué en Argentine alors qu’il est créé par deux Argentins qui étaient à Buenos Aires à l’époque est plus étonnant.
En revanche, il existe bien un enregistrement de Sur par Quintin Verdu, avec le chanteur Agustín Duarte. C’est un enregistrement Pathé, malheureusement pas daté et ses références ne m’ont pas permis d’en valider la date : PA 2617 — CPT 7021.
Cependant, comme tout ce qu’a réalisé Verdu, la musique est excellente et vaut la peine d’être écoutée. Duarte chante uniquement le refrain, dont il reprend la seconde partie comme final.

Sur 1947 ? – Orchestre Quintin Verdú con Agustín Duarte. Superbe, non ?
Sur 1948 — Orquesta Luis Rafael Caruso con Julio Sosa. La même année que Troilo, Julio Sosa enregistre Sur, dans une des rares versions qui peuvent se danser de façon agréable en tango.

C’est le moment de dire un petit mot sur ce chef d’orchestre, Luis Caruso, né à Buenos Aires en 1916, mais qui à l’âge de vingt ans s’est installé à Montevideo où il continuera sa carrière artistique. C’est pour cela qu’il est un peu moins connu aujourd’hui, mais il lui reste le titre de gloire d’avoir enregistré les cinq premiers titres avec Julio Sosa qui était au début de sa carrière (il venait de gagner un concours dont un lot était d’enregistrer 5 titres avec Sondor).
Les cinq titres étaient : Sur 1948, Una y mil noches 1948, Mascarita 1949-01-31, La última copa 1948 (Valse) et un candombe (nous sommes en Uruguay…) San Domingo 1948.
À cette époque, le cuarteto de Caruo comprenait, en plus de lui qui dirigeait et jouait le bandonéon, Rubén Pocho Pérez au piano, Roberto Smith à la contrebasse et Mirabello Dondi au violon.

Pour terminer cette liste qui pourrait être bien plus longue, je vous propose un extrait du film franco-argentin Sur qui débute par cette chanson interprétée par Roberto Goyeneche qui joue le rôle d’Amado. Ce film de 1988 a été dirigé par Fernando “Pino” Solanas qui a obtenu le premier pour cela au Festival de Cannes. Il a pour sujet, la dictature militaire qui s’est achevée 5 ans plus tôt.
La musique qui a été enregistrée au studio Ion de Buenos Aires est jouée par un quatuor composé de Nestor Marconi au bandonéon, Raul Luzzi à la guitare, Carlos Gaivironsky au violon et Humberto Ridolfi à la contrebasse et chantée par Roberto Goyeneche. Plusieurs notice indiquent que la musique est de Piazzolla, vous aurez compris que c’est une erreur et on voit parfaitement dans le film qu’il ne joue pas le bandonéon dans cette interprétation et s’il a éventuellement arrangé la musique, il n’en est ni l’auteur ni l’interprête.
Je vous propose donc cet extrait du film qui sera également la fin du chapitre sur les enregistrements de Sur…

Au début du film Sur, on voit les musiciens arriver et s’installer, puis arrive Goyeneche.
Les musiciens sont : Nestor Marconi au bandonéon, Raul Luzzi à la guitare, Carlos Gaivironsky au violon et Humberto Ridolfi à la contrebasse.
Le café Sur qui accueille le quatuor au début du film existe toujours. C’est l’Almacen Sur, à l’angle de Juan Darquier y Villarino, juste en face de la station Hipólito Yrigoyen de la ligne ferroviaire Roca.

Autres titres enregistrés un 23 février

Il y avait beaucoup de perles à piocher pour le 23 février. En voici quelques-unes qui pourront faire l’objet d’articles dans les années à venir…

El rebelde 1932-02-23 — Osvaldo Fresedo C Roberto Ray. On a évoqué cet orchestre hier avec le merveilleux Sollozos. Ce titre de 5 ans exactement antérieur n’a pas la même maturité.
De todo te olvidas (Cabeza de novia) 1948-02-23 — Anibal Troilo C Floreal Ruiz. Le même jour, Troilo a aussi enregistré avec un autre chanteur, Floreal Ruiz. Ce titre est entré dans le langage commun, cabeza de novia), pour parler d’étourderies, d’oublis.
El jagüel 1956-02-23 — Orquesta Carlos Di Sarli. Comme DJ, j’aurais sans doute dû choisir ce titre ou Rodriguez Peña (président argentin), qui sont deux titres éminemment dansables par le seigneur du tango, Carlos Di Sarli. Ce sera pour une prochaine année 😉
Rodriguez Peña 1956-02-23 — Orquesta Carlos Di Sarli. Enregistré le même jour que El Jagüel, un best of du tango dansé.
Homero Manzi dans Pompeya, entre le souvenir lumineux de l’enfance et la désespération de l’avenir. Inspiré du style de Benito Quinquela Martín, le voisin de la Boca. Manzi semble marcher dans l’eau, souvenir des inondations qui l’ont accueilli à son arrivée à Buenos Aires en 1912.