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Recuerdo, 1944-03-31 — Orquesta Osvaldo Pugliese

Adolfo et/ou Osvaldo Pugliese Letra : Eduardo Moreno

Recuerdo serait le premier tango écrit par Osvaldo Pugliese. Ayant été édité en 1924, cela voudrait dire qu’il l’aurait écrit avant l’âge de 19 ans. Rien d’étonnant de la part d’un génie, mais ce qui est étonnant, c’est le titre, Recuerdo (souvenir), semble plus le titre d’une personne d’âge mûr que d’un tout jeune homme, surtout pour une première œuvre. Essayons d’y voir plus clair en regroupant nos souvenirs…

La famille Pugliese, une famille de musiciens

Osvaldo est né en 1905, le 2 décembre. Bien que d’une famille modeste, son père lui offre un violon à l’âge de neuf ans, mais Osvaldo préféra le piano.
Je vais vous présenter sa famille, tout d’abord avec un arbre généalogique, puis nous entrerons dans les détails en présentant les musiciens.

Adolfo Pugliese (1876-06-24 – 1945-02-09), le père, flûtiste, compositeur (?) et éditeur de musique

Comme compositeur, on lui attribue :

Ausencia (Tango mío) (Tango de 1931), mais nous verrons, à la fin de cet article, qu’il y en a peut-être un autre, ou pas…
La légende veut qu’il soit un modeste ouvrier du cuir, comme son père qui était cordonnier, mais il était aussi éditeur de musique et flûtiste. Il avait donc plusieurs cordes à son arc.
De plus, quand son fils Osvaldo a souhaité faire du piano, cela ne semble pas avoir posé de problème alors qu’il venait de lui fournir un violon (qui pouvait être partagé avec son frère aîné, cependant). Les familles qui ont un piano ne sont pas les plus démunies…
Même si Adolfo a écrit, semble-t-il, écrit peu (ou pas) de tango, il en a en revanche édité, notamment ceux de ses enfants…
Voici deux exemples de partition qu’il éditait. À droite, celle de Recuerco, notre tango du jour. On remarquera qu’il indique « musique d’Adolfo Pugliese » et la seconde de « Por una carta », une composition de son fils Alberto, frère d’Osvaldo, donc.

Sur la couverture de Recuerdo, le nom des musiciens de Julio de Caro, à savoir : Julio de Caro, reconnaissable à son violon avec cornet qui est également le directeur de l’orchestre., puis de gauche à droite, Francisco de Caro au piano, Pedro Maffia au bandonéon (que l’on retrouve sur la partition de Por una carta), Enrike Krauss à la contrebasse, Pedro Laurenz au bandonéon et Emilio de Caro, le 3e De Caro de l’orchestre…
Sur la partition de Por una carta, les signatures des membres de l’orchestre de Pedro Maffia : Elvino Vardaro, le merveilleux violoniste, Osvaldo Pugliese au piano, Pedro Maffia au bandonéon et directeur de l’orchestre, Francisco De Lorenzo à la contrebasse, Alfredo De Franco au bandonéon et Emilio Puglisi au violon.

On voir qu’Adolfo gérait ses affaires et que donc l’idée d’un Osvaldo Pugliese né dans un milieu déshérité est bien exagérée. Cela n’a pas empêché Osvaldo d’avoir des idées généreuses comme en témoignent son engagement au parti communiste argentin et sa conception de la répartition des gains avec son orchestre. Il divisait les émoluments en portions égales à chacun des membres de l’orchestre, ce qui n’était pas la façon de faire d’autres orchestres ou le leader était le mieux payé…

Antonio Pugliese (1878-11-21— ????), oncle d’Osvaldo. Musicien et compositeur d’au moins un tango

Ce tango d’Antonio est : Qué mal hiciste avec des paroles d’Andrés Gaos (fils). Il fut enregistré en 1930 par Antonio Bonavena. Je n’ai pas de photo du tonton, alors je vous propose d’écouter son tango dans cette version instrumentale.

Que mal hiciste 1930 Orquesta Antonio Bonavena (version instrumentale)

Alberto Pugliese (1901-01-29- 1965-05-15), frère d’Osvaldo. Violoniste et compositeur

Curieusement, les grands frères d’Osvaldo sont peu cités dans les textes sur le tango. Alberto a pourtant réalisé des compositions sympathiques, parmi lesquelles on pourrait citer :

  • Adoración (Tango) enregistré Orquesta Juan Maglio « Pacho » avec Carlos Viván (1930-03-28).
  • Cabecitas blancas (Tango) enregistré par Osvaldo et Chanel (1947-10-14)
  • Cariño gaucho (Milonga)
  • El charquero (Tango de 1964)
  • El remate (Tango) dont son petit frère a fait une magnifique version (1944-06-01). Mais de nombreux autres orchestres l’ont également enregistré.
  • Espinas (Tango) Enregistré par Firpo (1927-02-27)
  • Milonga de mi tierra (Milonga) enregistrée par Osvaldo et Jorge Rubino (1943-10-21)
  • Por una carta (Tango) enregistré par la Típica Victor (1928-06-26)
  • Soñando el Charleston (Charleston) enregistré par Adolfo Carabelli Jazz Band (1926-12-02).

Il en a certainement écrit d’autres, mais elles sont encore à identifier et à faire jouer par un orchestre qui les enregistrera…
On notera que sa petite fille, Marcela est chanteuse de tango. Les gênes ont aussi été transmis à la descendance d’Alberto.

Adolfo Vicente (Fito) Pugliese (1899— ????), frère d’Osvaldo. Violoniste et compositeur

Adolfo Vicente (surnommé Fito pour mieux le distinguer de son père Adolfo, Adolfito devient Fito) ne semble pas avoir écrit ou enregistré sous son nom. Ce n’est en revanche pas si sûr. En effet, il était un brillant violoniste et étant le plus âgé des garçons, c’est un peu lui qui faisait tourner la boutique quand son père se livrait à ses frasques (il buvait et courait les femmes).
Cependant, la mésentente avec le père a fini par le faire partir de Buenos Aires et il est allé s’installer à Mar del Plata où il a délaissé la musique et le violon, ce qui explique que l’on perde sa trace par la suite.

Beba (Lucela Delma) Pugliese (1936— …), pianiste, chef d’orchestre et compositrice

C’est la fille d’Osvaldo et de María Concepción Florio et donc la petite fille d’Adolfo, le flûtiste et éditeur.
Parmi ses compositions, Catire et Chicharrita qu’elle a joué avec son quinteto…

Carla Pugliese (María Carla Novelli) Pugliese (1977— …), Pianiste et compositrice

Petite fille d’Osvaldo et fille de Beba, la tradition familiale continue de nos jours, même si Carla s’oriente vers d’autres musiques.
Si vous voulez en savoir plus sur ce jeune talent :

https://www.todotango.com/creadores/biografia/1505/Carla-Pugliese/ (en espagnol)

https://www.todotango.com/english/artists/biography/1505/Carla-Pugliese/ (en anglais)

Les grands-parents de Pugliese

Je ne sais pas s’ils étaient musiciens. Le père était zapatero (cordonnier). Ce sont eux qui ont fait le voyage en Argentine où sont nés leurs 5 enfants. Ce sont deux parmi les milliers d’Européens qui ont émigré vers l’Argentine, comme le fit la mère de Carlos Gardel quelques années plus tard.

Roque PUGLIESE Padula

Né le 5 octobre 1853 — Tricarico, Matera, Basilicata, Italie
Zapatero. C’est de lui que vient le nom de Pugliese qu’il a certainement adopté en souvenir de sa terre natale.

Filomena Vulcano

Née en 1852 — Rossano, Cosenza, Calabria, Italie
Ils se sont mariés le 28 novembre 1896, dans l’église Nuestra Señora de la Piedad, de Buenos Aires.
Leurs enfants :

  • Adolfo Juan PUGLIESE Vulcano 1876-1943 (Père d’Osvaldo, compositeur, éditeur et flûtiste)
  • Antonio PUGLIESE Vulcano 1878 (Musicien et compositeur)
  • Luisa María Margarita PUGLIESE Vulcano 1881
  • Luisa María PUGLIESE Vulcano 1883
  • Concepción María Ana PUGLIESE Vulcano 1885

Extrait musical

Recuerdo, 1944-03-31 — Orquesta Osvaldo Pugliese.

Dans cette version il y a déjà tout le Pugliese à venir. Les versions enregistrées auparavant avaient déjà pour certaines des intonations proches. On peut donc penser que la puissance de l’écriture de Pugliese a influencé les orchestres qui ont interprété son œuvre. À l’écoute on se pose la question de la paternité de la composition. Alfredo, Osvaldo ou un autre ? Nous y reviendrons.

Les paroles

Ayer cantaron las poetas
y lloraron las orquestas
en las suaves noches del ambiente del placer.
Donde la bohemia y la frágil juventud
aprisionadas a un encanto de mujer
se marchitaron en el bar del barrio sud,
muriendo de ilusión
muriendo su canción.

Mujer
de mi poema mejor.
¡Mujer!
Yo nunca tuve un amor.
¡Perdón!
Si eres mi gloria ideal
Perdón,
serás mi verso inicial.

Y la voz en el bar
para siempre se apagó
su motivo sin par
nunca más se oyó.

Embriagada Mimí,
que llegó de París,
siguiendo tus pasos
la gloria se fue
de aquellos muchachos
del viejo café.

Quedó su nombre grabado
por la mano del pasado
en la vieja mesa del café del barrio sur,
donde anoche mismo una sombra de ayer,
por el recuerdo de su frágil juventud
y por la culpa de un olvido de mujer
durmióse sin querer
en el Café Concert.

Adolfo et/ou Osvaldo Pugliese Letra : Eduardo Moreno

Dans la version de la Típica Victor de 1930, Roberto Díaz ne chante que la partie en gras. Rosita Montemar chante deux fois tout ce qui est en bleu.

Traduction libre et indications

Hier, les poètes ont chanté et les orchestres ont pleuré dans les douces nuits de l’atmosphère de plaisir.
Où la bohème et la jeunesse fragile prisonnière du charme d’une femme se flétrissaient dans le bar du quartier sud, mourant d’illusion et mourant de leur chanson.
Femme de mon meilleur poème.

Femme !
Je n’ai jamais eu d’amour.
Pardon !
Si tu es ma gloire idéale
Désolé, tu seras mon couplet d’ouverture.

Et la voix dans le bar s’éteignit à jamais, son motif sans pareil ne fut plus jamais entendu.
Mimì ivre, qui venait de Paris, suivant tes traces, la gloire s’en est allée à ces garçons du vieux café.

Son nom était gravé par la main du passé sur la vieille table du café du quartier sud, où hier soir une ombre d’hier, par le souvenir de sa jeunesse fragile et par la faute de l’oubli d’une femme, s’est endormie involontairement dans le Café-Concert.

Dans ce tango, on voit l’importance du sud de Buenos Aires.

Autres versions

Recuerdo, 1926-12-09 — Orquesta Julio De Caro. C’est l’orchestre qui est sur la couverture de la partition éditée avec le nom d’Adolfo. Remarquez que dès cette version, la variation finale si célèbre est déjà présente.
Recuerdo 1927 — Rosita Montemar con orquesta. Une version chanson. Juste pour l’intérêt historique et pour avoir les paroles chantées…
Recuerdo, 1928-01-28 — Orquesta Bianco-Bachicha. On trouve dans cette version enregistrée à Paris, quelques accents qui seront mieux développés dans les enregistrements de Pugliese. Ce n’est pas inintéressant. Cela reste cependant difficile de passer à la place de « La référence ».
Recuerdo, 1930-04-23 — Orquesta Típica Victor con Roberto Díaz. Une des rares versions chantées et seulement sur le refrain (en gras dans les paroles ci-dessus). Un basson apporte une sonorité étonnante à cette version. On l’entend particulièrement après le passage chanté.
Recuerdo, 1941-08-08 — Orquesta Francisco Lomuto. Une version très intéressante. Que je pourrais éventuellement passer en bal.
Recuerdo 1941 Orquesta Aníbal Troilo. La prise de son qui a été réalisée à Montevideo est sur acétate, donc le son est mauvais. Elle n’est là que pour la référence.
Recuerdo, 1942-11-04 — Orquesta Ricardo Tanturi. Une version surprenante pour du Tanturi et pas si loin de ce que fera Pugliese, deux ans plus tard. Heureusement qu’il y a la fin typique de Tanturi, une dominante suivie bien plus tard par la tonique pour nous certifier que c’est bien Tanturi 😉
Recuerdo, 1944-03-31 — Orquesta Osvaldo Pugliese. C’est le tango du jour. Il est intéressant de voir comment cette version avait été annoncée par quelques interprétations antérieures. On se pose toujours la question ; Alfredo ou Osvaldo ? Suspens…
Recuerdo, 1952-09-17 — Orquesta Julio De Caro. De Caro enregistre 26 ans plus tard le titre qu’il a lancé. L’évolution est très nette. L’utilisation d’un orchestre au lieu du sexteto, donne de l’ampleur à la musique.
Recuerdo 1966-09 — Orquesta Osvaldo Pugliese con Jorge Maciel. On retrouve Pugliese, 22 ans après son premier enregistrement. Cette fois, la voix de Maciel. Celui-ci chante les paroles, mais avec beaucoup de modifications. Je ne sais pas quoi en penser pour la danse. C’est sûr qu’en Europe, cela fait un malheur. L’interprétation de Maciel ne se prête pas à la danse, mais c’est tellement joli que l’on pourrait s’arrêter de danser pour écouter.

En 1985, on a au moins trois versions de Rucuerdo par Pugliese. Celle de « Grandes Valores », une émission de télévision, mais avec un son moyen, mais une vidéo. Alors, je vous la présente.

Recuerdo par Osvaldo Pugliese dans l’émission Grandes Valores de 1985.

Puisqu’on est dans les films, je vous propose aussi la version au théâtre Colon, cette salle de spectacle fameuse de Buenos Aires.

Recuerdo par Osvaldo Pugliese au Théatre Colon, le 12 décembre 1985.

Pour terminer, toujours de 1985, l’enregistrement en studio du 25 avril.

Recuerdo, 1985-04-25 — Orquesta Osvaldo Pugliese.

Pugliese a continué à jouer à de nombreuses reprises sa première œuvre. Vous pouvez écouter les différentes versions, mais elles sont globalement semblables et je vous propose d’arrêter là notre parcours, pour traiter de notre fil rouge. Qui est le compositeur de Recuerdo ?

Qui est le compositeur de Recuerdo ?

On a vu que la partition éditée en 1926 par Adolfo Pugliese mentionne son nom comme auteur. Cependant, la tradition veut que ce soit la première composition d’Osvaldo.
Écoutons le seul tango qui soit étiqueté Adolfo :
Ausencia, 1926-09-16 — José Bohr y su Orquesta Típica. C’est mignon, mais c’est loin d’avoir la puissance de Recuerdo.
On notera toutefois que la réédition de cette partition est signée Adolfo et Osvaldo. La seule composition d’Adolfo serait-elle en fait de son fils ? C’est à mon avis très probable. Le père et sa vie peu équilibrée et n’ayant pas donné d’autres compositions, contrairement à ses garçons, pourrait ne pas être compositeur, en fait.

Pour certains, c’est, car Osvaldo était mineur, que son père a édité la partition à son nom. Le problème est que plusieurs tangos d’Osvaldo avaient été antérieurement édités à son nom. Donc, l’argument ne tient pas.

Pour rendre la chose plus complexe, il faut prendre en compte l’histoire de son frère aîné
Adolfo (Fito). Ce dernier était un brillant violoniste et compositeur.
Pedro Laurenz, alors Bandonéiste dans l’orchestre de Julio De Caro, indique qu’il était avec Eduardo Moreno quand un violoniste Emilio Marchiano serait venu lui demander d’aller chercher ce tango chez Fito pour lui ajouter des paroles.
Marchiano travaillait alors au café ABC, comme l’indique Osvaldo qui était ami avec le bandonéoniste Enrique Pollet (Francesito) et qui aurait recommandé les deux titres marqués Adolfo (Ausencia et Recuerdo).
On est sur le fil avec ces deux histoires avec les mêmes acteurs. Dans un cas, l’auteur serait Adolfito qui donnerait la musique pour qu’elle soit jouée par De Caro et dans l’autre, ce serait Pollet qui aurait fait la promotion des compositions qui seraient toutes deux d’Osvaldo et pas de son père, ni de son grand frère.
Pour expliquer que le nom de son père soit sur les partitions de ces deux œuvres, je donne la parole à Osvaldo qui indique qu’il est bien l’auteur de ces tangos, et notamment de Recuerdo qu’il aurait donné à son père, car ce dernier, flûtiste avait du mal à trouver du travail et qu’il avait décidé de se reconvertir comme éditeur de partition. En effet, la flûte, très présente dans la vieille garde n’était plus guère utilisée dans les nouveaux orchestres. Cette anecdote est par Oscar del Priore et Irene Amuchástegui dans Cien tangos fundamentales.
Toujours selon Pedro Laurenz, la variation finale, qui donne cette touche magistrale à la pièce, serait d’Enrique Pollet, alias El Francés, (1901-1973) le bandonéoniste qui travaillait avec Eduardo Moreno au moment de l’adaptation de l’œuvre aux paroles.
Cependant, la version de 1927 chantée par Rosita Montemar ne contient pas la variation finale alors que l’enregistrement de 1926 par De Caro, si. Plus grave, la version de 1957, chantée par Maciel ne comporte pas non plus cette variation. On pourrait donc presque dire que pour adapter au chant Recuerdo, on a supprimé la variation finale.

Et en conclusion ?

Ben, il y a plein d’hypothèses et toutes ne sont pas fausses. Pour ma part, je pense que l’on a minimisé le rôle Fito et qu’Adolfo le père n’a pas d’autre mérite que d’avoir donné le goût de la musique à ses enfants. Il semble avoir été un père moins parfait sur d’autres plans, comme en témoigne l’exil d’Adolfito (Vicente).
Mais finalement, ce qui compte, c’est que cette œuvre merveilleuse nous soit parvenue dans tant de versions passionnantes et qu’elle verra sans doute régulièrement de nouvelles versions pour le plus grand plaisir de nos oreilles, voire de nos pieds.
Recuerdo restera un souvenir vivant.

Tormenta 1939-03-28 — Orquesta Francisco Canaro con Ernesto Famá

Enrique Santos Discépolo (musique et paroles)

Le 28 mars est un bon jour pour les enregistrements de tango et le choix a été difficile. Je vous propose Tormenta interprété par Canaro et Famá, car son texte est d’une grande actualité avec ce qui se passe actuellement en Argentine, les riches toujours plus riches et les pauvres mourant de faim. En prime, une version de Tormenta que vous n’avez jamais entendue tellement elle est inattendue…

Francisco Canaro et Ernesto Famá

Francisco Canaro a enregistré plus de 235 titres avec Ernesto Famá entre 1930 et 1941:
125 tangos, 37 valses, 13 milongas, et 60 rythmes jazz ou folkloriques (Corrido porteño, Fox-Trot, Marches, Pasodobles, Polcas, Rancheras et même des airs militaires).
Ce mardi 28 mars 1939, Canaro et Famá ont enregistré beaucoup de titres :

  • Qué importa ! de Ricardo Tanturi (Ricardo Luis Tanturi) Letra : Juan Carlos Thorry (José Antonio Torrontegui)
  • Tormenta de Enrique Santos Discépolo (musique et paroles)
  • Vanidad de Gerardo Hernán Matos Rodríguez Letra: Washington Montreal
  • Noche de estrellas (Vals) de José Luis Padula Letre : Enrique Cadícamo
  • Tra-la-la (Vals) de Luis Teisseire ; Germán Rogelio Teisseire Letra : Jesús Fernández Blanco

C’est une époque chargée pour ces deux artistes. Famá est clairement le chanteur vedette de Canaro à cette époque, loin devant Francisco Amor, puis Roldán et Adrián.

Extrait musical

Tormenta 1939-03-28 — Orquesta Francisco Canaro con Ernesto Famá.

Discépolo a fait la musique et écrit les paroles, l’œuvre est donc d’une grande cohérence.
Discépolo l’a écrit pour le film Cuatro corazones (Quatre cœurs), film dont il assure le scénario, la musique et le rôle principal…
Canaro enregistre quelques jours après la sortie du film, dans une version pour la danse, donc réarrangée.

Les paroles

¡Aullando entre relámpagos,
perdido en la tormenta
de mi noche interminable,
¡Dios ! busco tu nombre…
No quiero que tu rayo
me enceguezca entre el horror,
porque preciso luz
para seguir…
¿Lo que aprendí de tu mano
no sirve para vivir ?
Yo siento que mi fe se tambalea,
que la gente mala, vive
¡Dios! mejor que yo…

Si la vida es el infierno
y el honrado vive entre lágrimas,
¿cuál es el bien…
del que lucha en nombre tuyo,
limpio, puro?… ¿para qué?…
Si hoy la infamia da el sendero
y el amor mata en tu nombre,
¡Dios!, lo que has besado…
El seguirte es dar ventaja
y el amarte sucumbir al mal.

No quiero abandonarte, yo,
demuestra una vez sola
que el traidor no vive impune,
¡Dios! para besarte…
Enséñame una flor
que haya nacido
del esfuerzo de seguirte,
¡Dios! Para no odiar:
al mundo que me desprecia,
porque no aprendo a robar…
Y entonces de rodillas,
hecho sangre en los guijarros
moriré con vos, ¡feliz, Señor!

Enrique Santos Discépolo (musique et paroles)

Tania chante l’intégralité des paroles dans le disque, seulement une partie dans le film. En gras, la partie chantée par Ernesto Famá.

Traduction libre et indications

Hurlant au milieu des éclairs, perdu dans la tempête de ma nuit interminable,
Dieu ! Je cherche ton nom…
Je ne veux pas que tes éclairs m’aveuglent dans l’horreur, car j’ai besoin de lumière (Ici, « luz » est au masculin et il y a donc un jeu de mots, « luz » en lunfardo, c’est l’argent. Il faudrait donc plutôt traduire, j’ai besoin d’argent) pour continuer…
Ce que j’ai appris de ta main ne sert-il pas pour vivre ?
Je sens que ma foi chancelle, car les gens mauvais vivent,
Dieu ! Bien mieux que moi…

Si la vie est un enfer et que l’honneur est de vivre dans les larmes, quel est le bénéfice…
de celui qui combat en ton nom, être propre, pur ?… À quoi bon ?…
Si aujourd’hui l’infamie ouvre le chemin et que l’amour tue en ton nom,
Dieu, qu’as-tu embrassé…
Te suivre, c’est laisser l’avantage (aux autres) et t’aimer c’est succomber au malheur.

Je ne veux pas t’abandonner, prouvez une seule fois que le traître ne vit pas impuni,
Dieu ! Pour t’embrasser…
Montrez-moi une fleur qui soit née de l’effort de te suivre,
Dieu ! Pour ne pas haïr :
Le monde qui me méprise, parce que je n’apprends pas à voler…
Et ensuite à genoux, saignant dans les cailloux, je mourrai avec toi ; heureux ; Seigneur !

Autres versions

Pour commencer, une petite surprise à voir jusqu’au bout pour découvrir une version incroyable de Tormenta, à la toute fin de cet extrait…

Tormenta 1939-01-11 — Tania con acomp. de Orquesta. Dans le film « Cuatro corazones » réalisé par Carlos Schlieper et Enrique Santos Discépolo selon le scénario de ce dernier et écrit en collaboration avec Miguel Gómez Bao.
Le film est sorti le 1er mars 1939.
Acteurs : Enrique Santos Discépolo, Gloria Guzmán, Irma Córdoba, Alberto Vila, Eduardo Sandrini et Herminia Franco.
Tormenta 1939-01-11 — Tania con acomp. de Orquesta.

C’est la version disque de la chanson du film. Contrairement au film, la chanson est chantée en entier et il n’y a pas la fin délirante présentée dans le film.

Tormenta 1939-03-28 — Orquesta Francisco Canaro con Ernesto Famá. C’est le tango du jour.

Canaro enregistre quelques jours après la sortie du film.

Tormenta 1939-03-30 — Orquesta Francisco Lomuto con Jorge Omar.

Deux jours après Canaro, Lomuto suit le mouvement dans le sillage du film. Il est intéressant de comparer ses arrangements par rapport à ceux de Canaro.

Tormenta 1954-09-08 — Orquesta Carlos Di Sarli con Mario Pomar.

Le seigneur del tango donne 15 ans plus tard sa version. Du grand Di Sarli avec le magnifique Mario Pomar.

Tormenta 1962 — Orquesta José Basso con Floreal Ruiz.

On termine avec cette version destinée à l’écoute, comme la première de la liste, celle de Tania.

Zorro gris 1946-03-22 — Orquesta Enrique Rodríguez

Rafael Tuegols Letra Francisco García Jiménez

Cette version de Zorro gris a été enregistrée le 22 mars 1946 par Enrique Rodriguez, il y a exactement 78 ans. Sa musique attrayante cache une histoire qui comporte deux tragédies. Menons l’enquête.

Zorro en espagnol, c’est le renard.

Zorro gris, c’est donc le renard gris. Le tango enregistré par Rodriguez est une version instrumentale. La musique est plutôt allègre, il est donc facile d’imaginer un petit renard qui gambade. La musique explore des directions opposées. Les instruments qui se répondent permettent d’imaginer un renard furetant, d’un côté à l’autre.

En lunfardo, un renard…

En lunfardo, le renard peut désigner les manières de certains, mais ce sont aussi les agents de la circulation, dénommés ainsi à cause de la couleur grise de leur tenue.

Extrait musical

Voyons si l’écoute du tango du jour nous aide à en savoir plus.

Zorro gris 1946-03-22 — Orquesta Enrique Rodríguez. C’est notre tango du jour.

Rodriguez fait une version équilibrée débarrassée de la pesanteur du canyengue, même si la version est relativement lente, les différents instruments s’entremêlent sans nuire à la ligne mélodique, c’est à mon avis une des versions les plus intéressantes, bien qu’elle soit rarement proposée en milonga par les collègues.

Les paroles

Avec les paroles, tout s’éclaire et probablement que vos hypothèses vont être contredites.
Cependant, la musique a été écrite avant 1920 et les paroles en 1921, il se peut donc qu’une fois de plus, elles aient été plaquées sans véritable cohérence. Francisco García Jiménez n’a écrit les paroles que de trois des compositions de Rafael Tuegols, Zorro gris (1920-21), Lo que fuiste (1923) et Príncipe (1924). Ce n’est donc pas une association régulière, Rafael Tuegols ayant composé au moins 55 tangos dont on dispose d’un enregistrement (sans doute beaucoup plus).

Cuantas noches fatídicas de vicio
tus ilusiones dulces de mujer,
como las rosas de una loca orgía
les deshojaste en el cabaret.
Y tras la farsa del amor mentido
al alejarte del Armenonville,
era el intenso frío de tu alma
lo que abrigabas con tu zorro gris.

Al fingir carcajadas de gozo
ante el oro fugaz del champán,
reprimías adentro del pecho
un deseo tenaz de llorar.
Y al pensar, entre un beso y un tango,
en tu humilde pasado feliz,
ocultabas las lágrimas santas
en los pliegues de tu zorro gris.

Por eso toda tu angustiosa historia
en esa prenda gravitando está.
Ella guardó tus lágrimas sagradas,
ella abrigó tu frío espiritual.
Y cuando llegue en un cercano día
a tus dolores el ansiado fin,
todo el secreto de tu vida triste
se quedará dentro del zorro gris.

Rafael Tuegols Letra : Francisco García Jiménez

Gardel change deux fois, au début et à la fin, le couplet en gras.

Traduction libre et explications

Combien de nuits fatidiques de vices, tes douces illusions de femme, comme les roses d’une folle orgie, les as-tu effeuillées au cabaret.

Et après la farce de l’amour menteur en t’éloignant de l’Armenonville, c’était le froid intense de ton âme que tu abritais avec ton renard gris.

En feignant des éclats de rire de joie devant l’or fugitif du champagne, tu as réprimé dans ta poitrine un désir tenace de pleurer. Et quand tu pensais, entre un baiser et un tango, à ton humble passé heureux, tu cachais les saintes larmes dans les replis de ton renard gris.

C’est pourquoi toute ton histoire angoissante gravite autour de ce vêtement. Il a gardé tes larmes sacrées, il a abrité ton froid spirituel. Et quand viendra, un jour prochain, la fin désirée de tes douleurs, tout le secret de ta triste vie restera au cœur du renard gris.

Le Renard gris d’Argentine (Lycalopex griseus) est un petit canidé d’Amérique du Sud. Le voici en manteau et quand ce n’est pas un manteau.

Je vous avais annoncé deux tragédies dans ce tango, la première est pour les renards gris qui terminent en manteaux, mais il en reste une seconde, que je vais préciser au sujet de l’Armenonville qui est cité dans les paroles.

L’Armenonville

Si on regarde Wikipédia et la plupart des sites de tango, l’Armenonville est décrit comme un restaurant chic. La réalité était un peu différente, d’autant plus que beaucoup d’auteurs confondent les deux Armenonville qui se sont succédés. J’en parlerai sans doute plus en détail le 6 décembre, à l’occasion de l’anniversaire de l’enregistrement du tango Armenonville par son auteur, Juan Félix Maglio « Pacho » avec des paroles de José Fernández.

L’Armenonville 1, celui qui fut détruit en 1925 et qui était donc celui évoqué dans Zorro gris et dans le tango du même nom dont la couverture de la partition représente l’entrée de l’établissement qui avait un parc

À l’époque sévissaient la traite des blanches, de façon un peu artisanale comme le racontent certains tangos comme Madame Ivonne, mais aussi de façon plus organisée, notamment avec deux grandes filières, la Varsovia (qui fut nommée par la suite Zwi Migdal) et le réseau marseillais. La population de Buenos Aires et de ses environs était alors relativement équilibrée pour les autochtones, mais déséquilibrée pour les étrangers fraîchement immigrés. Jusqu’à la fin des années 1930 où l’équilibre s’est à peu près fait, il y a eu jusqu’à quatre fois plus d’hommes que de femmes. Je reviendrai sans doute plus en détail sur cette question, car ce déséquilibre est une des sources du tango.
Pour revenir à l’Armenonville, son nom et sa structure sont inspirés du bâtiment du même nom situé dans le Bois de Boulogne à Paris, bien qu’on le décrive parfois comme un chalet de style anglais. Il sera détruit en 1925 et un autre établissement du même nom (qui changera de nom pour Les Ambassadeurs, autre référence à la France) s’ouvrira avec des proportions bien plus grandes, nous en reparlerons au sujet du tango qui l’a pris pour titre.
Pour ceux qui pourraient s’étonner qu’un établissement de Buenos Aires prenne un nom français, je rappellerai que la France à la fin du XIXe siècle était le troisième pays en nombre d’immigrés, un peu derrière l’Espagne et l’Italie. Ce n’est que vers 1914 que l’immigration française a cessé d’être importante, même si son influence est restée notable jusqu’en 1939 et bien au-delà dans le domaine du tango.

Le zorro gris, la seconde tragédie promise

L’Armenonville était un établissement de luxe, mais il avait des activités secondaires pour cette clientèle huppée. La possesseuse du manteau en Renard gris masquait sa tristesse dans les plis de son vêtement. Sa détresse s’exprimait lorsqu’elle quittait l’établissement. Si elle avait été une cliente fortunée allant danser et boire du champagne, on n’en aurait sans doute pas fait un tango. Elle était donc honteuse de ce qu’elle devait faire, c’est la seconde tragédie que partage avec elle son manteau de renard.

Autres versions

Zorro gris a donné lieu à d’innombrables versions. Je vous en propose ici quelques-unes.

Zorro gris 1920 — Orquesta Roberto Firpo.

Un enregistrement acoustique et de faible qualité sonore, mais le témoignage le plus ancien de ce tango.

Zorro gris 1921 — Carlos Gardel accompagné à la guitare par Guillermo Barbieri et José Ricardo.

Là encore la prestation souffre de la piètre qualité de l’enregistrement acoustique, mais c’est le plus ancien enregistrement avec les paroles de Jiménez. Gardel chante deux fois le premier couplet (en gras dans les paroles ci-dessus).

Zorro gris 1927-07-16 — Orquesta Francisco Lomuto.

Un enregistrement agréable, avec les appuis du canyengue atténués par une orchestration plus douce et des fioritures. Il y a également des nuances et les réponses entre instruments sont contrastées.

Zorro gris 1938-04-21 — Quinteto Don Pancho dirigé par Francisco Canaro.

Version tonique, sans doute un peu répétitive, mais rien d’excessif pour un titre de la Vieja Guardia. Son esprit est très différent de la version de 1927. À mon avis, ce n’est pas la version la plus agréable à danser, trop anecdotique, même si elle reste passable elle ne sera pas mon premier choix si je dois passer ce titre.

Zorro gris 1941-07-28 — Orquesta Francisco Lomuto.

Une version enjouée avec un tempo très rapide, sans doute un peu trop rapide, car cela brouille le dialogue entre les instruments qui est un des éléments intéressants de la structure de ce tango, mieux mis en valeur dans la version de 1927. Certains passages sont même franchement précipités.

Zorro gris 1946-03-22 — Orquesta Enrique Rodríguez.

C’est notre tango du jour. Rodriguez fait une version équilibrée débarrassée de la pesanteur du canyengue, même si la version est relativement lente, les différents instruments s’entremêlent sans nuire à la ligne mélodique, c’est à mon avis une des versions les plus intéressantes, bien qu’elle soit rarement proposée en milonga par les collègues.

Zorro gris 1952-07-01 — Orquesta Alfredo De Angelis con Oscar Larroca..

J’adore la voix de Larroca, mais le rythme un peu rapide me semble moins agréable que d’autres interprétations de ce chanteur.

Zorro gris 1954-04-28 — Orquesta Donato Racciatti con Carlos Roldán.

Ce titre a eu aussi son succès en Uruguay (Canaro est origine d’Uruguay), mais avec Racciatti, on est encore plus au cœur de l’Uruguay. Roldán propose ici une des rares versions chantées et elle est relativement intéressante et rarement jouée.

Zorro gris 1957-01-31 — Quinteto Pirincho dir. Francisco Canaro.

Une version bien dans l’esprit de ce quintette avec Luis Riccardi (à moins que ce soit Mariano Mores), le pianiste en forme et un solo de flûte de Juvencio Física très sympathique.

Zorro gris 1973-12-14 — Orquesta Juan D’Arienzo.

Un des derniers enregistrements de D’Arienzo, comme la plupart de ceux de cette époque, très flatteur pour le concert, mais sans doute un peu trop grandiloquent et anarchique pour la danse de qualité. Cependant, cet enregistrement pourra avoir son succès dans certaines milongas.

Zorro gris 1985 — Miguel Villasboas y su Orquesta Típica.

Encore un enregistrement uruguayen dans le style bien reconnaissable de Villasboas, mais sans l’accentuation du style canyengue qui est souvent sa marque. Cet enregistrement nous propose un tango assez joueur, même si on peut le trouver un peu répétitif.

Zorro gris 2009 — La Tuba Tango.

On revient canyengue du début, mais de façon légère et en retrouvant les fantaisies qui avaient fait le charme de la version de 1927 par Lomuto. Cette version fait complètement les tragédies de ce tango et peut donc être la source de pensées joyeuses qui se dansent.

Zorro gris.

Cornetín 1943-03-05 Orquesta Carlos Di Sarli con Roberto Rufino

Pedro Maffia Letra : Homero Manzi ; Cátulo Castillo

Le tango du jour, Cornetín, évoque le cornet autrefois utilisé par les « conductors» del tranvía a motor de sangre (les chargés de clientèle des tramways à moteur de sang, c’est-à-dire à traction animale). Il a été enregistré il y a exactement 81 ans.

Éléments d’histoire du tranvía, le tramway de Buenos Aires)

Les premiers tramways étaient donc à traction animale. Vous aurez noté que les Argentins disent à moteur de sang pour ce qui est traction humaine et animale. Cela peut paraître étrange, mais quand on pense au prix que payaient les chevaux qui tiraient les tranvías de Buenos Aires, l’expression est assez parlante.

Tranvías a motor de sangre en la Boca (Puente Puyrredon)

En effet, à Buenos Aires, les chevaux étaient durement exploités et avaient une durée d’utilisation d’environ deux ans avant d’être hors d’usage contre une dizaine d’années en Europe, région où le cheval coûtait cher et était donc un peu plus préservé.
Nous avons déjà vu les calesitas qui étaient animées par un cheval, jusqu’à ce que ce soit interdit, tout comme, il n’y a que très peu d’années, les cartoneros de Buenos Aires n’aient plus le droit d’utiliser des chevaux. L’ironie de l’histoire est que l’arrêt de l’utilisation des chevaux a été édicté pour éviter la cruauté envers les animaux, mais maintenant, ce sont des hommes qui tirent les charrettes de ce qu’ils ont récupéré dans les poubelles.
Dans la Province de Buenos Aires, le passage de la traction animale à la traction électrique s’est fait autour de 1915, sauf pour quelques compagnies résistantes à ce changement et qui ont continué jusqu’à la fin des années 20.
Il faut aussi noter que la réticence des passagers à la traction électrique, avec la peur d’être électrocuté, est aussi allée dans ce sens. Il faut dire que les étincelles et le tintement des roues de métal sur les rails pouvaient paraître inquiétants. Je me souviens que quand j’étais gamin, j’aimais regarder le conducteur du métro, fasciné par les nuées d’étincelles qui explosaient dans son habitacle. Je me souviens également d’un conducteur qui donnait des coups avec une batte en bois sur je ne sais quel équipement électrique, situé à la gauche de la cabine. C’était le temps des voitures de métro en bois, elles avaient leur charme.

Retour au cornetín

Celui qui tenait le cornetín, c’est le conductor. Attention, il n’est pas celui qui mène l’attelage ou qui conduit les tramways électriques, c’est celui qui s’occupe des passagers. Le nom peut effectivement porter à confusion. Le conducteur, c’est le mayoral que l’on retrouve également, héros de différents tangos que je présenterai en fin d’article.
Le cornetín servait à la communication entre le mayoral (à l’avant) et le conductor à l’arrière). Le premier avait une cloche pour indiquer qu’il allait donner le départ et le second un cornet qui servait à avertir le conducteur qu’il devait s’arrêter à la suite d’un problème de passager. Le conducteur abusait parfois de son instrument pour présenter ses hommages à de jolies passantes.
C’est l’histoire de ce tango.

Extrait musical

Cornetín 1943-03-05 — Orquesta Carlos Di Sarli con Roberto Rufino

Les paroles

Tarí, Tarí.
Lo apelan Roque Barullo
conductor del Nacional.

Con su tramway, sin cuarta ni cinchón,
sabe cruzar el barrancón de Cuyo (al sur).
El cornetín, colgado de un piolín,
y en el ojal un medallón de yuyo.

Tarí, tarí.
y el cuerno listo al arrullo
si hay percal en un zaguán.

Calá, que linda está la moza,
calá, barriendo la vereda,
Mirá, mirá que bien le queda,
mirá, la pollerita rosa.
Frená, que va a subir la vieja,
frená porque se queja,
si está en movimiento.
Calá, calá que sopla el viento,
calá, calá calamidad.

Tarí, tarí,
trota la yunta,
palomas chapaleando en el barrial.

Talán, tilín,
resuena el campanín
del mayoral
picando en son de broma
y el conductor
castiga sin parar
para pasar
sin papelón la loma
Tarí, tarí,
que a lo mejor se le asoma,
cualquier moza de un portal

Qué linda esta la moza,
barriendo la vereda,
mirá que bien le queda,
la pollerita rosa.
Frená, que va a subir la vieja,
Frená porque se queja
si está en movimiento,
calá, calá que sopla el viento,
calá, calá calamidad.

Tarí, Tarí.
Conduce Roque Barullo
de la línea Nacional.

Pedro Maffia Letra : Homero Manzi ; Cátulo Castillo

Parmi les détails amusants :

On notera le nom du conducteur du tranvía, Barullo, qui en lunfardo veut dire bagarreur. Encore un tango qui fait le portrait d’un compadrito d’opérette. Celui-ci fait ralentir letranvía pour faciliter la montée d’une ancienne ou d’une belle ou tout simplement admirer une serveuse sur le trottoir.

Le Tarí, Tarí, ou Tará, Tarí est bien sur le son du cornetín.

“sabe cruzar el barrancón de Cuyo” – El barrancón de Cuyo est un ravin, comme si le tranvía allait s’y risquer. Cela a du parait re extravagant, car dans certaines versions, c’est tout simplement remplacé par el sur (dans le même sens que le Sur de la chanson de ce nom qui est d’ailleurs écrite par le même Homero Manzi. D’ailleurs la ligne nacionale pouvait s’adresser à celle de Lacroze qui allait effectivement dans le sud.

Tangos sur le tranvía

Cornetín (le thème du jour de Pedro Maffia Letra : Homero Manzi; Cátulo Castillo)

El cornetín (Cornetín) 1942-12-29 — Orquesta Francisco Canaro con Carlos Roldán. C’est le premier de la série à être enregistré.

Cornetín 1943-03-05 — Orquesta Carlos Di Sarli con Roberto Rufino. C’est le tango du jour.

Cornetín 1943-04-05 — Libertad Lamarque con orquesta dirigida por Mario Maurano.

Cornetín 1943-04-05 — Libertad Lamarque con orquesta dirigida por Mario Maurano.

Cette chanson a été enregistrée un mois, jour pour jour, après la version de Di Sarli. Cette version, plutôt chanson est tout de même dansée dans le film Eclipse de sol de Luis Saslavsky d’après un scénario d’Homero Manzi tiré de l’œuvre d’Enrique García Velloso. Le film est sorti le 1er juillet 1943.
Cet extrait nous permet de voir comment était organisé un tranvía a motor de sangre, avec son mayoral à l’avant, conduisant les chevaux et son conductor, à l’arrière, armé de son cornetín.

Cornetín 1950-07-28 Nelly Omar con el conjunto de guitarras de Roberto Grela.

Après une courte intro sur un rythme à trois temps, Nelly Omar chante sur un rythme d’habanera. Le résultat est très sympa, l’équilibre entre la voix de Nelly et la guitare de Roberto Grela et ses fioritures est agréable.

  • Je vous dispense de la version de De Angelis de 1976…

Autres titres parlant du tranvía

El cochero del tranvía 1908 Los Gobbi (Alfredo Gobbi y Flora Gobbi) – Ángel Gregorio Villoldo (MyL).

Le son est pénible à écouter, c’est un des tout premiers enregistrements et c’est plus un dialogue qu’une chanson. C’est pour l’intérêt historique, je ne vous en voudrai par si vous ne l’écoutez pas en entier.

El cornetín del tranvía 1938-06-09 – Orquesta Francisco Lomuto con Jorge Omar / Antonio Oscar Arona Letra : Armando Tagini. Une belle version de ce titre.
El mayoral 1946-04-24 (milonga candombe) — Orquesta Domingo Federico con Oscar Larroca.mp 3/José Vázquez Vigo Letra: Joaquín Gómez Bas.

Au début, les annonces du départ et le adios final, vraiment théâtral. Sans doute pas le meilleur de Larocca.

El mayoral del tranvía (milonga) 1946-04-26 Orquesta Alfredo De Angelis con Julio Martel / Francisco Laino; Carlos Mayel (MyL)
Milonga del mayoral 1953 – Orquesta Aníbal Troilo con Jorge Casal y Raúl Berón arrangements d’Astor Piazzolla/Aníbal Troilo Letra: Cátulo Castillo

Un tango qui est plus une nostalgie de l’époque des tranvías

En effet, les tranvías ont terminé leur carrière à Buenos Aires en 1962, soit environ un siècle après le début de l’aventure.

Tiempo de tranvías 1981-07-01 Orquesta Osvaldo Pugliese con Abel Córdoba / Raúl Miguel Garello Letra : Héctor Negro.

Un truc qui peut plaire à certains, mais qui n’a aucune chance de passer dans une de mes milongas. L’intro de 20 secondes, sifflée, est assez originale. On croirait du Morricone, mais dans le cas présent, c’est un tranvía, pas un train qui passe.

Tiempo de tranvías 2012 — Nelson Pino accompagnement musical Quinteto Néstor Vaz / Raúl Miguel Garello Letra : Héctor Negro.

Petits plus

« Los cocheros y mayorales ebrios, en servicio, serán castigados con una multa de cinco pesos moneda nacional, que se hará efectiva por medio de la empresa ». Les cochers et conducteurs (plus tard, on dira les

On appelle souvent les colectivos de Buenos Aires « Bondis ». Ce nom vient du nom brésilien des tramways, « Bonde ». Sans doute une autre preuve de la nostalgie du tranvía perdu.

Quelques sources

Quelques sources

Tranvías a motor de sangre en la Boca (Puente Puyrredon)
Un des premiers tramways électriques à avoir une grille pour sauver les piétons qui seraient percutés par le tramway. Cette grille pouvait se relever à l’aide d’une chaîne dont l’extrémité est dans la cabine de conduite.
Motorman levant la rejilla 1948 (Document Archives générales de la nation Argentine)

5 Coches del Tranvía eléctrico de la calle Las Heras, doble pisos.

Coches del Tranvía eléctrico de la calle Las Heras, doble pisos.
Reconstitution du tranvía du film “Eclipse de sol”, car il n’apparait pas en entier dans le film, car la scène est trop petite.
À l’époque de notre tango (ici en 1938, donc 3 ans avant), c’est ce type de tramway qui circule. on comprend la nostalgie des temps anciens.
Trafic compliqué sur la Plaza de Mayo en 1934. À l’arrière-plan, les colonnes de la cathédrale. Trois tranvías électriques essayent de se frayer un passage. On remarque la grille destinée à éviter aux piétons de passer sous le tramway en cas de collision.

Cuando bronca el temporal 1929-03-01 – Carlos di Sarli (Sexteto)

Gerardo Hernán Matos Rodríguez Letra: Ernesto Marsili

Le tango du jour, Cuando bronca el temporal, a été enregistré par Di Sarli avec son sexteto, le premier mars 1929, il y a exactement 95 ans. Il a été écrit par l’auteur de la Cumparsita.

Un temporal, c’est une tempête. Une bronca, c’est une colère. Cependant, la tempête dont nous parlons aujourd’hui est autant dans les crânes que dans la ville. Une fois de plus, les paroles d’un tango jouent sur les mots. Ernesto Marsili a fait le parallèle entre la tempête qui se déchaîne à l’extérieur et les sentiments qui s’entrechoquent dans la tête de l’homme abandonné.

Il y a quelques semaines, en Argentine, il y a eu des tempêtes violentes. On déplore des morts, notamment à Mar del Plata, la ville natale d’Astor Piazzolla. À Buenos Aires, des centaines d’arbres ont été abattus et une fleur a perdu un de ses pétales.

Le ciel juste avant le début du temporal, à Buenos Aires.
Floralis Genérica después del temporal. Un des pétales est au sol. Trois mois après, elle n’a toujours pas été réparée. En revanche, le parc a été réouvert quelques semaines plus tard, lorsque les arbres dangereux ont été sécurisés.

Extrait musical

Cuando bronca el temporal 1929-03-01 — Carlos Di Sarli (Sexteto)

Extrait musical

Cuando bronca el temporal 1929-03-01 — Carlos Di Sarli (Sexteto)

On a un peu de mal à imaginer la tempête ou les tempêtes. Pour les danseurs qui ne connaissent pas le titre, comme cette version est instrumentale, ce n’est pas forcément gênant.
Carlos Di Sarli nous propose un tango plan-plan, bien canyengue.
Je sais que certains adorent ce qu’il a enregistré à l’époque de son sexteto, mais pour ma part, je préfère ces années 40 et 50 pour la richesse des arrangements et la qualité de l’interprétation.

Bien sûr, comme DJ, je peux être amené à passer du canyengue, justement, car certains aiment cela.

Les paroles

La version de Di Sarli avec son sexteto est instrumentale. Cependant, Ernesto Marsili a écrit un texte qui fait le parallèle entre la tempête et les sentiments de l’homme abandonné. Peut-être temporairement. Elle est sortie se passer les nerfs (Pa´ sacarte el berretín).

Mina, mina desalmada
Que de puro empecinada,
Una noche ´e tempestad
Te piantaste del bulín…
Me dijiste: “Está lloviendo
voy a descolgar la ropa”,
Y rajaste hecha una sopa
Pa´ sacarte el berretín.

Desde entonces en la noche,
Con su estrépito infernal
Me despierta el temporal…
Me parece que en el patio
Otra vez vuelvo a escuchar,
Tu nervioso taconear…

Me parece que estás cerca
¡Pero qué vas a ser vos!,
Es el ruido de la lluvia
Que lo engrupe al corazón,
Que lo engrupe al corazón.

Cuando fría y despiadada
Como pilcha abandonada,
Me dejaste en la catrera
No pensaste en mi dolor.
Y olvidaste aquel cariño
Que te contentó, es perfecto,
De un rezongo, con un beso
De un desdén con una flor.

Olvidaste aquel cariño
Que yo no puedo olvidar,
Aunque lo quiero lograr…
Ni los ecos de tus pasos
Cuando bronca el temporal,
Con su estrépito infernal…

Me parece que estás cerca
¡Pero qué vas a ser vos!,
Es el ruido de la lluvia
Que lo engrupe al corazón,
Que lo engrupe al corazón.

Gerardo Hernán Matos Rodríguez Letra : Ernesto Marsili.

Bref résumé de l’intrigue

Les paroles, qui ne sont pas utilisées par Di Sarli, nous apprennent qu’elle est partie rentrer le linge à cause de la pluie qui arrivait (assurément un prétexte), puis est allée passer sa colère. Lui s’est endormi et l’orage l’a réveillé. Le bruit des gouttes d’eau évoquait les talons de la belle qui n’était toujours pas revenue. La fin n’est pas dite. Faut-il croire en son espoir de réunir le cœur ? Pas sûr.
Je vous propose également une version chantée. La plus ancienne enregistrée dont je dispose dans ma collection (on peut toujours espérer trouver d’autres enregistrements. Le milieu de la recherche en tango est très actif) est celle de Francisco Lomuto. Elle est chantée par Charlo (Carlos José Pérez). Cette version est un eu antérieure à celle du jour, elle est du 10 décembre 1928.

Cuando bronca el temporal 1928-12-10 — Orquesta Francisco Lomuto con Charlo.

Seule la partie en rouge et gras des paroles est chantée par Charlo. Il se contente d’un couplet et du refrain. La musique est également empreinte de canyengue. C’était dans l’air du temps. J’aime bien la prestation de Charlo, dans ce titre.

Desde entonces en la noche, con su estrépito infernal me despierta el temporal… (Plus tard, dans la nuit, avec ses rugissements infernaux, l’orage me réveilla)

Qué tiempo aquel 1938-02-24 (Milonga) – Orquesta Francisco Lomuto con Jorge Omar

Francisco Lomuto Letra: Celedonio Esteban Flores

Francisco Lomuto et Jorge Omar vous proposent la milonga du jour. Ce titre agréable à danser nous permet de nous intéresser à la mode masculine et au billard. Des souvenirs du bon vieux temps disparu (Qué tiempo aquel que no podremos ver más).

Cette milonga, une de plus, décrit un individu amateur de billard, sa tenue et sa façon de déambuler. C’est en somme un portrait qui peut se danser de façon amusante. Tous les instruments jouent en appuyant la rythmique, ce qui est bien dans le style de Lomuto, la plupart du temps inspiré du canyengue. Jorge Omar s’inscrit dans cette puissante présence du rythme, tout en en usant de sa diction parfaite pour mettre en valeur les syncopes de la partition. Quelques excursions du piano illuminent la musique C’est le seul instrument qui semble s’échapper de la machine pour proposer quelques fioritures qui allègent le résultat et offrent aux danseurs qui savent les saisir, des éléments ludiques.

Vous reprendrez bien un peu de homard Omar ?

s reprendrez bien un peu de homard Omar ?

Hier, j’évoquais, Nelly Omar, la muse d’Homero (encore Omar) et aujourd’hui, le chanteur en vedette est Jorge Omar. Seraient-ils de la même famille, frère et sœur, mari et femme ?

Que nenni. Mais ils sont d’autres points communs. Ils sont nés tous les deux en 1911, le 10 d’un mois, à Buenos Aires ou dans la province éponyme, sont chanteurs de tango et ont été au firmament dans les années 30-40. Mais leurs identités réelles lèvent les doutes :

  • Nilda Elvira Vattuone = Nelly Omar 1911-09-10
  • Juan Manuel Ormaechea = Jorge Omar 1911-03-10

Je vais donc me contenter de parler de Jorge, le chanteur héros du jour.

Sa carrière est essentiellement associée à Francisco Lomuto. Lorsqu’il a quitté cet orchestre, en 1943, il a repris une carrière de chanteur soliste, mais sans le succès qu’il méritait. Pour moi, il a donné un peu d’âme à l’orchestre de Lomuto avec sa diction parfaite et son expressivité.

Francisco Lomuto

Né en 1893, Francico Lomuto est un ancien du tango. Il fait partie d’une famille de musiciens. Son père, Víctor Lomuto était violoniste et sa mère Rosalía Narducci, pianiste. Parmi ses 9 frères et sœurs, plusieurs contribuèrent au tango.
Victor, qu’il ne faut pas confondre avec son père qui porte le même prénom était bandonéiste et a passé une partie importante de sa vie en France, notamment avec l’orchestre de Manuel Pizarro.
Héctor Antonio, pianiste (jazz) et compositeur. Il est l’auteur de rancheras, pasodobles et foxtrots, mais aussi du tango Yo seré como tú quieras et de la superbe valse El día que te fuiste.
Enrique, pianiste (tango), chef d’orchestre et compositeur. Parmi ses compositions, les très beaux tangos Bésame mi amor ou Éramos tres.
Oscar (Pascual Tomás) était pour sa part écrivain et journaliste et a écrit les paroles de quelques tangos comme Nunca más dont l’interprétation par Maure avec l’orchestre de D’Arienzo est une merveille.

Francisco himself

Pour revenir à Francisco, l’auteur de la musique et le chef d’orchestre du tango du jour, la milonga Qué tiempo aquel, il est un des éléments de ce qu’il est convenu d’appeler la Guardia Vieja (La vieille garde).
La rencontre de Francisco Lomuto et Jorge Omar a marqué un tournant dans le style de l’orchestre. Progressivement en 1935 et surtout en 1936, avec l’arrivée de Martín Darré en remplacement de Daniel Alvarez comme premier primer bandonéon et arrangeur, son style se modernise avec des chefs d’œuvres comme Nostalgias ou Otra vez.
Sur la fin de sa carrière, son style s’est encore adapté, notamment avec la participation d’Angel Vargas. On notera toutefois que la majorité de ses ultimes enregistrements concernent du jazz argentin. Encore un témoignage du déclin du tango de danse dans les années 50.
Mais dans l’ensemble, il restera fidèle à son esprit « vieille garde » comme en témoigne Callecita de mi novia enregistré le même jour que la milonga dont nous parlons aujourd’hui.

Nostalgias 1936-10-28 — Orquesta Francisco Lomuto con Jorge Omar. Un titre superbe dans un style relativement différent du Lomuto habituel.
Callecita de mi novia 1938-02-24 — Orquesta Francisco Lomuto con Jorge Omar. Le style très imprégné de canyengue persiste dans cet enregistrement.

Ce style au rythme très marqué plait beaucoup aux amateurs d’encuentro, sans doute moins aux danseurs qui aiment improviser. Il faut de tout pour faire un monde et un DJ avisé saura sortir en temps utile un bon Lomuto.

Extrait musical

Qué tiempo aquel 1938-02-24 – Orquesta Francisco Lomuto con Jorge Omar

Les paroles

Un « taco » va con sombrero
Requintado de ala corta,
Un gesto de “qué me importa”
Sobrador y pendenciero.

Pantalón “a la francesa”
A cuadritos de fragacha,
Que iba pidiéndole cancha
Al barro del arrabal.

Qué tiempo aquel que no podremos ver más
Que si se fue, no volverá,
Qué tiempo aquel de nuestra vieja ciudad
El del matón del arrabal,
Que la biaba del progreso,
Igual que a cinco de queso
Me lo han dejado,
Y hoy se pierde lentamente,
Como el sol en el poniente
Triste y derrotado.

Francisco Lomuto Letra: Celedonio Esteban Flores

Les paroles sont assez simples à comprendre. Il y a toutefois quelques éléments qui peuvent mériter une explication.
Taco : C’est à la fois la queue du billard et un bon joueur de billard. Rien à voir avec les talons dans le cas présent, si ce n’est le « tac », le son du talon au sol ou des boules qui s’entrechoquent.

Pantalón « a la francesa » : on retrouve ce pantalon à la française dans au moins trois milongas. Celle qui nous occupe aujourd’hui, mais aussi dans De antaño une milonga écrite par Luis Rubistein (Juan D’Arienzo avec Alberto Echagüe, 1939-09-27) et dans Pantalon « a la francesa » écrite par Luisa Rosa González sur une musique de Severo Vietri.
Vous n’avez sans doute pas entendu parler de Vietri. Je vous invite à consulter le blog du regretté Aldo Caseros pour mieux connaître ce bandonéoniste et compositeur.
Le pantalon à la française est un pantalon large (plus confortable avec les tissus rigides, sans élasthanne, de l’époque) et resserré à la cheville. C’est un peu le type bombacha campesina, le modèle moins exagéré que la bombacha des danseurs professionnels de malambo et qui se vend toujours comme vêtement de travail.
Beaucoup de danseurs de tango actuels adoptent ce type de pantalons amples avec cinq pinces, mais qui sont différents à la base.
Je n’ai en revanche pas d’explication pour les cuadritos de fragacha. Sans doute un motif de tissus quadrillé (espagnol ?) ou des pièces destinées à réparer les accrocs.
Que iba pidiéndole cancha/Al barro del arrabal. Marcher en se frayant un passage avec autorité, ici à la fange des faubourgs. On imagine bien le type marcher, chargé de son « importance ».
Que la biaba del progreso. Qui l’assomme avec le progrès. Biaba est pour moi au sens figuré, le tueur évoqué au vers précédent est également figuré.
Igual que a cinco de queso. L’expression usuelle est dejar chato como cinco de queso. C’est-à-dire qu’il laisse l’autre interdit, sans voix. Mon interprétation de ce passage est que le passage et le verbiage de cet individu devaient estomaquer les gens, les laisser comme « deux ronds de flan ».

Les enregistrements de Qué tiempo aquel

Il n’y en a pas d’autres à ma connaissance. C’est une milonga orpheline.
En revanche, Lomuto a enregistré quelques autres milongas comme :

  • Aquí me pongo a cantar 1945-08-08 – Orquesta Francisco Lomuto con Alberto Rivera
  • No hay tierra como la mía 1939-08-08 – Orquesta Francisco Lomuto con Fernando Díaz
  • Parque Patricios 1941-06-27 — Orquesta Francisco Lomuto con Fernando Díaz
  • Et des milongas candombe. Lomuto est un assez bon choix pour une tanda de milonga.

Autres titres enregistrés un 24 février

Il y plusieurs autres titres enregistrés un 24 février de Gloria de Canaro 1927-02-24, bien canyengue à Y te parece todavía 1959-02-24 — Orquesta Héctor Varela con Armando Laborde. Ce sera pour des 24 février des années à venir, mais en attendant, écoutez ces deux titres, extrêmes qui témoignent de la richesse du tango, aux limites de son répertoire traditionnel.

Gloria 1927-02-24 — Orquesta Francisco Canaro
Y te parece todavía 1959-02-24 – Orquesta Héctor Varela con Armando Laborde
Un « taco » pensant au temps qui a disparu…