Jorge Caldara
Pour bien comprendre pourquoi cette version de PatĂ©tico interprĂ©tĂ©e par Osvaldo Pugliese est gĂ©niale, il faut la comparer aux deux autres enregistrements contemporains, par Anibal Troilo et Juan Deambroggio «âBachichaâ»⊠Mais surtout, il faut nous intĂ©resser Ă son compositeur, Jorge Caldara, un gĂ©nie mort trop jeune. Pugliese a enregistrĂ© PatĂ©tico il y a jour pour jour 76 ans.
Extrait musical
Je vous laisse Ă©couter cette merveilleuse version, sans commentaire. Vous les trouverez cependant ci-dessous, en comparaison avec deux autres versions contemporaines.
Autres versions
Il me semble intĂ©ressant de comparer les trois versions enregistrĂ©es Ă quelques mois dâintervalle. Je commence par le tango du jour, celle de Pugliese, puis une version de Bachicha mal datĂ©e, mais probablement lĂ©gĂšrement postĂ©rieure Ă celle de Pugliese dans la mesure oĂč Jorge Caladara Ă©tait bandonĂ©oniste dans lâorchestre dâOsvaldo Ă ce moment.
La troisiÚme version est celle de Troilo, enregistrée presque un an aprÚs celle de Pugliese.
Je vous invite à remarquer comme la version de Pugliese est différente dÚs les premiÚres secondes.
IntĂ©ressons-nous maintenant Ă la vision dâensemble des trois interprĂ©tations.
La partie verte représente le volume de la musique.
La partie à dominante rouge représente la hauteur du son. En bas (en jaune), ce sont les basses et en haut, les aigus.
On se rend compte Ă lâoreille et Ă lâĆil que la version de Pugliese est un peu plus sourde (moins dâaigus que celle de Troilo. Celle de Bachicha a des aigus, mais ce sont principalement les bruits du disqueâŠ
Cela Ă©tant dit, il convient de remarquer la structure trĂšs diffĂ©rente des trois morceaux. Celui de Pugliese prĂ©sente des parties fortissimo et des parties piano. Vous remarquerez par exemple la partie oĂč est le curseur (ligne rouge verticale et fine) qui correspond Ă une partie pianissimo (bas niveau sonore).
Dans la version de Troilo, les alternances de fortissimi et piani sont plus fréquentes et moins marquées.
La version de Bachicha est plus homogĂšne. On peut imaginer que la musique sera un peu moins expressive que dans les deux autres versions.
Sur les basses (partie inférieure en jaune), Pugliese les marque notamment avec ses cordes (contrebasse, par exemple).
Troilo les rĂ©alise avec les cordes, mais aussi avec le piano. Les instruments percutant en mĂȘme temps.
1 : 05 Pugliese ne met pas le long trait de violon qui Ă©tait si original au dĂ©but. Au contraire, câest presque silencieux, ce qui crĂ©e un manque, un appel, une interrogation chez lâauditeur. Pour le danseur qui nâavait pas pu danser le premier, car tout au dĂ©but, câest une frustration possible. Il sâattendait Ă faire un truc «âsuperâ» sur ce motifâŠPuisquâon parle de cette partie, Bachicha, que ce soit au dĂ©but ou au milieu (1 : 08) remplit le vide par un motif ascendant au piano. Ce nâest pas une invention de sa part, il est Ă©crit ans la partition de Caldara. Pugliese a pour sa part, dĂ©cidĂ© de le supprimer totalement (lui qui est pourtant pianiste).Quant Ă Troilo, il propose au contraire un motif de piano descendant et une petite fioriture au piano pour compenser, mais seulement dans la partie du milieu, vers 1 : 15.
Je vous laisse écouter les différences.
Pour vĂ©rifier que vous suivez bien le moment sur lâaudiogramme, voici un petit jeu. Ăcoutez le morceau en suivant de gauche Ă droite la zone verte. Si vous arrivez Ă vous repĂ©rer pour ĂȘtre en phase avec les variations de volume, câest trĂšs bien. A minima, essayez de terminer votre lecture visuelle en mĂȘme temps que la musique.
Pour terminer cette courte Ă©tude des interprĂ©tations, allons Ă la fin du morceau. Ăcoutez la fin de Bachicha. Il dĂ©roule tranquillement la partition, sans crĂ©er dâeffet de surprise. Les deux accords finaux (dominante et tonique) sont jouĂ©s avec quasiment le mĂȘme volume. Un vĂ©ritable «âtsoin tsoinâ» final. Jâai une anecdote Ă ce sujet, mais je vous la conterai une autre fois. Maintenant, bon, OK. JâĂ©tais habituĂ© Ă dire «âtsoin tsoinâ» Ă la fin des morceaux. Ce tsoin-tsoin Ă©tait couvert par les applaudissements. Cependant, un jour, nous avons interprĂ©tĂ© un choral de Bach durant une messe. Le problĂšme est que dans ce type dâendroit, les gens nâapplaudissent pas et que mon tsoin-tsoin a rĂ©sonnĂ© dans toute lâĂ©glise. Vais-je dire que jâai encore honte, tant dâannĂ©es aprĂšs. Peut-ĂȘtre, mais en tous cas, cela a exacerbĂ© ma sensibilitĂ© sur les fins de morceaux et les orchestres de tango sont un rĂ©gal pour cela, chacun cherchant Ă donner sa signature.
Revenons Ă nos moutons, ou plutĂŽt Ă Troilo et Pugliese afin dâĂ©couter leurs signatures.
Troilo reprend le motif du dĂ©part (qui nâest pas dans la partition originale) et termine avec un glissando Ă©norme du piano pour lancer finalement les deux accords finaux, dominante fortissimo et le dernier plus faible. Câest une fin superbe, il faut en convenir.
La fin proposĂ©e par Pugliese. Le rappel du motif initial est presque absent, si ce nâest quelques «âcoupsâ» de volume de tous les instruments avec une fin qui sâestompe, comme un rĂȘve qui se termine. Le pathĂ©tique devenu insignifiant aprĂšs sâĂȘtre tant gonflĂ© disparaĂźt dâune pichenette et retombe sur lâaccord final comme une baudruche dĂ©gonflĂ©e.
Jorge Caldara (17 septembre 1924 – 24 aoĂ»t 1967)
Le compositeur du tango du jour est un jeune prodige. Tout gosse, il voulait devenir pianiste, mais son pÚre un tanguero un peu pingre rabattit ses ambitions au bandonéon.
Cela ne dĂ©couragea pas Jorge qui commença Ă jouer dans des orchestres Ă lâĂąge de 14 ans et Ă 15 ans, il crĂ©a son propre orchestre, la Orquesta Juvenil Buenos Aires. (lâorchestre de jeunes de Buenos Aires) qui joua en alternance avec lâorchestre dâAnibal Troilo les mardis au CafĂ© Germinal (Avenida Corrientes au 942, au cĂŽtĂ© du CafĂ© Nacional, aujourdâhui thĂ©Ăątre Nacional Sancor Seguros). CâĂ©tait un lieu prestigieux, voisin du cafĂ© Nacional avec qui il travaillait en doublette et en face des 36 Billares. De toute façon, chaque mĂštre de lâavenue Corrientes dans ces environs a des souvenirs de tango. Donc, avoir son orchestre Ă 15 ans et jouer dans la cour des grands, cela prouve le talent du bonhomme.
Ăvidemment, il a Ă©tĂ© remarquĂ© et Alberto Pugliese lâa fait entrer dans son orchestre comme bandĂ©oniste, jusquâen 1944, date oĂč il a dĂ» effectuer son service militaire.
Ă la fin de son service, il intĂšgre lâorchestre du petit frĂšre dâAlberto, Osvaldo Pugliese.
Caldara prendra une place importante dans lâorchestre de Pugliese, toutes proportions gardĂ©es, comme Biagi avec DâArienzo, grĂące Ă son bandonĂ©on Ă©nergique qui marquait la cadence tout en dĂ©veloppant la mĂ©lodie. Caldara Ă©tait sensible Ă un tango moderne, notamment Ă celui dâEduardo Rovira et je pense que cela lâa influencĂ© pour ses crĂ©ations Ă lâĂ©poque de Pugliese, celui-ci pourtant novateur, nâa pris la dimension de Rovira que bien plus tard, notamment avec sa magnifique version de A Evaristo Carriego quâil nâa enregistrĂ© quâen 1969⊠Je pense mĂȘme que Troilo auquel Caldara Ă©tait Ă©galement sensible avait de lâavance dans ce domaine par rapport Ă Pugliese, notamment sur lâutilisation des chanteurs.
Jâai une thĂ©orie personnelle sur la question, mais je pense que la Yumba doit un peu Ă la façon de jouer de Caldara, mĂȘme si Pugliese affirme quâil lâa choisi, car il pouvait sâintĂ©grer parmi sa ligne de bandonĂ©onistes dĂ©jĂ en place.
Osvaldo reconnut également ses talents de compositeurs, car il lui doit plusieurs de ses succÚs comme Patético 1948, notre tango du jour, Pastoral 1950, Pasional 1951 (avec Alberto Morån) et Por pecadora 1952 (avec Alberto Morån).
Le jeune Jorge Caladra vouait une dĂ©votion Ă son nouveau chef dâorchestre et lui dĂ©dicacera un tango Puglieseando, qui est une merveille et que je vous propose dâĂ©couter tout de suite :
Puglieseando
Le dĂ©but rappelle RĂe, payaso de Virgilio Carmona, notamment la version de DâArienzo avec Bustos de 1959 qui possĂšde un tempo proche, a contrario de celle de 1940 (avec Carlos Casares) qui a un tempo beaucoup plus rapide. Jorge connaissait ce titre, car il lâa enregistrĂ©.
0Â : 17 La Yumba chĂšre Ă Pugliese apparaĂźt.
0 : 50 remarquez son bandonéon sensible et expressif qui lui permet de marquer le contraste avec les passages plus énergiques. Caldara était bandonéoniste.
Comme chez lâobjet de son hommage, les parties avec un tempo marquĂ© alternent avec les parties glissĂ©es et suaves, notamment dessinĂ©es par les violons, le piano et les bandonĂ©ons plus staccatos contrastent, jusquâĂ ce que Ă âŠ
2 : 30 les rĂ©ponses se fassent de plus en plus rapprochĂ©s, les changements de tonalitĂ©, font grimper la tension qui sâapaise dans une coda plus lente et un gros accord sur la dominante, suivi par un lĂ©ger rebond sur la tonique, dans un style complĂštement pugliesien.
Pasional
Si je vous dis que câest aussi Jorge Caldara qui a composĂ© Pasional, un des plus gros succĂšs de Pugliese, vous avez pris la dimension de ce musicien. Voici sa version enregistrĂ©e avec lâimmense chanteur Rodolfo Lesica sur des paroles de Mario Soto.
Il a donc commencĂ© trĂšs jeune, mais il est mort aprĂšs moins de 30 ans de carriĂšre et surtout, ses premiers enregistrements comme chef dâorchestre ne datent que de la fin des annĂ©es 50, pĂ©riode oĂč le rockânâroll et autres fantaisies avaient pris le pas sur le tango.
Principales compositions de Jorge Caldara
Ses tangos instrumentaux
- Bamba, dédicacé à sa fille,
- Con T de Troilo,
- Cuando habla el bandoneĂłn, en collaboration avec Luis Stazo,
- Mi bandoneĂłn y yo (Crecimos juntos),
- Papilino, dédicacé à son fils,
- Pastoral,
- Patético,
- Patriarca,
- Puglieseando,
- Sentido en collaboration avec Daniel Lomuto,
- Tango 05, dĂ©dicacĂ© Ă la Fuerza AĂ©rea Argentina (armĂ©e de lâair argentine)
Ses tangos chantés
- Pasional, avec des paroles de Mario Soto
- Por pecadora, avec des paroles de Mario Soto
- Muchachita de barrio, avec des paroles de Mario Soto
- Profundamente, avec des paroles de Mario Soto
- Paternal, avec des paroles de Norberto Samonta
- No ves que nos queremos, avec des paroles de Abel Aznar
- EstĂ©s donde estĂ©s, avec des paroles de MartĂnez
- GorriĂłn de barrio, son premier tango (il Ă©tait lui-mĂȘme trĂšs jeune et donc comme un petit moineau de quartier).
- Solo Dios vos y yo, dédicacé à son épouse, avec des paroles de Rodolfo Aiello
Jorge Caldara et ses orchestres
On a vu quâil a fondĂ© son premier orchestre Ă quinze ans avant dâintĂ©grer diffĂ©rents grands orchestres dont pour finir celui dâOsvaldo Pugliese, mais son parcours ne sâarrĂȘte pas lĂ , il reprend Ă plusieurs milliers de kilomĂštres de Buenos Aires, au
Jorge Caldara a en effet passĂ© un an au Japon. La fameuse chanteuse Ranko Fujisawa lâayant entendu jouer dans lâorchestre dâOsvaldo Pugliese Ă Buenos Aires, lâa invitĂ© Ă venir crĂ©er son propre orchestre au Japon.
FidĂšle Ă son directeur, il nâa pas relevĂ© lâinvitation, mais un peu plus tard, Ranko est revenue Ă la charge et Jorge dĂ©cida de quitter lâorchestre dâOsvaldo Ă la fin de 1954 et a dĂ©mĂ©nagĂ© avec sa famille.
Il y est restĂ© un an et y a gravĂ© ses premiers disques avec un orchestre composĂ© avec des musiciens japonais quâil avait recrutĂ©s, mais aussi avec ceux de la TĂpica Tokio dirigĂ©e par le mari de RankoâŠ
Il fut donc lâun des tout premiers, aprĂšs Juan Canaro, Ă faire le saut vers le Japon. Jây vois encore une preuve de la qualitĂ© de cet artiste.
Parmi les titres gravés au Japon, je vous propose Recuerdo de Buenos Aires enregistré en 1955 et chanté par⊠vous aurez deviné, Ranko Fujisawa.
De retour Ă Buenos Aires, il monte un orchestre.
Parmi les titres enregistrĂ©s avec cet orchestre, je vous propose maintenant deux curiositĂ©s, mais le plus intĂ©ressant sera pour la fin de cet articleâŠ
En parallĂšle, Jorge joue dans un cuarteto. Cette dimension dâorchestre sâadapte mieux Ă cette Ă©poque oĂč le tango est en perte de vitesse.
Un exemple de ce que donne ce cuarteto nommĂ© Las estrellas de Buenos Aires (les Ătoiles de Buenos Aires). Dans ce titre, on entend bien sĂ©parĂ©ment les quatre instruments. Vous pouvez donc repĂ©rer par ordre dâapparition : le bandonĂ©on de Jorge, le piano dâArmando Cupo et le violon dâHugo Baralis puis la contrebasse de Kicho DĂaz. Vous remarquerez que la version proposĂ©e par ce cuarteto est bien originale et quâelle valait le coup de lire jusquâici.
Et une derniĂšre surprise, un de ses derniers enregistrements
Mais ce nâest pas fini, je reviens Ă lâorchestre avec qui il a continuĂ© dâenregistrer dans les annĂ©es 60 avec un titre incroyable. C’est une des compositions les plus cĂ©lĂšbres dâOsvaldo Pugliese, ici dans une version fort Ă©tonnante que nous propose Jorge Caldara et son orchestre.
On voit bien que câest Caldara qui poussait Pugliese, plutĂŽt que lâinverse, non ?
On ne peut que regretter que ce talentueux musicien soit mort jeune, sa carriĂšre commencĂ©e Ă 14 ans nâa pas durĂ© 30 ans (26 ans). Les trois/quatre derniĂšres annĂ©es de sa vie furent perdues Ă cause du cancer qui lâemporta. Ses enregistrements de 1964 sont les derniers.