Il semble que tout a Ă©tĂ© dit sur les styles de tango. Je vous propose cependant un petit point, vu essentiellement sur lâaspect du tango de danse.
Ce quâil convient de prendre en compte, câest que les pĂ©riodes gĂ©nĂ©ralement admises sont en fait toutes relatives.
Les orchestres ont, selon les cas, continuĂ© un style qui leur rĂ©ussissait au-delĂ dâautres orchestres et a contrario, dâautres ont innovĂ© bien avant les autres, voire, sont revenus en arriĂšre, remettant en avant des Ă©lĂ©ments disparus depuis plusieurs dĂ©cennies.
On peut donc avoir deux enregistrements contemporains appartenant Ă des courants forts diffĂ©rents. Câest particuliĂšrement sensible Ă partir des annĂ©es 50, oĂč la baisse de la pratique de danse a incitĂ© les orchestres Ă dĂ©velopper de nouveaux horizons, souvent en rĂ©chauffant des plats plus anciens.
Les origines (avant le tango)
Il ne sâagit pas ici de trancher dans un des nombreux dĂ©bats entre spĂ©cialistes des origines. Du strict point de vue de la danse, les premiers tangos sont proche du style habanero et par consĂ©quent, câest plus du cĂŽtĂ© des habaneras quâil convient de trouver la forme de danse.
La habanera
Vous connaissez ce rythme. DaaaTadaTaDaaa
La habanera porte ce nom, car câest une restitution dâun rythme cubain. Lâinventeur du genre est SebastiĂĄn de Iradier qui a composĂ© El arreglito (le petit arrangement) oĂč il joue avec ce rythme. En voici un extrait et je suis sĂ»r que cela va vous rappeler quelque chose.
Avez-vous trouvĂ©â?
Oui, vous avez trouvé. Ce cher Georges Bizet a piqué la musique de Sebastiån de Iradier.
Ce rythme, trĂšs prĂ©sent dans les premiers tangos, est devenu plus discret, sauf pour les milongas qui lâont largement exploitĂ©.
Lorsque le tango de danse a perdu de son Ă©lan, les orchestres sont revenus Ă ces formes traditionnelles, au point que les compositeurs lâon rĂ©introduit trĂšs largement.
Autres apports
En parallÚle, des formes chantées, notamment par les payadors et des danses, traditionnelles, voire tribales, ont influencé ces prémices, donnant une grande richesse à ce qui deviendra le tango, notamment à travers ses trois formes dansées, le tango, la milonga et la valse.
Les payadors
On lit parfois que Gardel Ă©tait un payador. Cependant, mĂȘme s’il Ă©tait ami de JosĂ© Bettinotti, il n’a pas Ă©tĂ© directement l’un de ces chanteurs qui s’accompagnaient Ă la guitare en improvisant. Cependant, lâinfluence des payadors est indĂ©niable pour le tango, comme vous pouvez en juger. Par cet extrait, qui avec ses relents d’habanera pourrait s’approcher d’une milonga lente ou d’un canyengue.
Exemple d’influence africaine
Parmi les sources, on met en avant des origines africaines. MĂȘme si l’Argentine n’a pas Ă©tĂ© une terre d’esclavage trĂšs marquĂ©e, contrairement Ă beaucoup d’autres payĂ©s du continent amĂ©ricain, il y a eu une communautĂ© d’origine africaine relativement importante au XIXe siĂšcle. Celle-ci s’est attĂ©nuĂ©e par l’Ă©migration, les mariages avec des populations d’autre origines et quelques faits guerriers oĂč ils ont servi de chair Ă canon.
MĂȘme si l’Argentine a absorbĂ© des Ă©lĂ©ments, c’est plutĂŽt la province de l’Est, l’Uruguay qui a le plus Ă©tĂ© influencĂ© par ces musiques, notamment les percussions.
Le candombé et la milonga candombé se retrouvent à la mode dans les années 50, bien avant que Juan Carlos Cacéres relance la mode.
La dĂ©nomination “tango” est souvent associĂ©e Ă la dĂ©formation de “tambo” et dĂ©signait des lieux ou la communautĂ© noire dansait. Il faut voir un jugement nĂ©gatif par la bonne sociĂ©tĂ© blanche. Le terme est devenu synonyme de bamboche, de dĂ©bauche, ou pour le moins de moeurs lĂ©gĂšres. La musique des faubourgs, mĂȘme si elle n’Ă©tait pas issue des Africains a hĂ©ritĂ© de ce vocable pĂ©joratif, lorsque le tango s’est dĂ©veloppĂ© dans les bordels et autres lieux choquants pour la bonne sociĂ©tĂ©.
Les origines européennes
L’immigration europĂ©enne a apportĂ© sa musique. Pour el vals, mĂȘme criollo, on est trĂšs proche de la valse et des artistes comme Canaro ont mĂȘme adoptĂ© des valses viennoises.
Pour la milonga, c”est un peu moins Ă©vident de retrouver des sources europĂ©ennes, si ce n’est que la mode de la habanera en Europe et les Ă©changes dans le monde latinoamĂ©ricain ont favorisĂ© sa diffusion. La habanera symbolisait le marin pour l’Europe. La milonga, on devrait mĂȘme Ă©crire les milongas sont une salsa, un mĂ©lange d’influences.
Les dĂ©buts du tango dans les faubourgs et les milieux interlopes ont conduit celui-ci Ă des formes assez populaires, voire outrĂ©es que le canyengue dâaujourdâhui a du mal Ă retraduire en totalitĂ©.
La naissance européenne
Disons-le, tout bonnement, ce tango dâavant le tango nâest pas au sens strict du tango. Ă cela se rajoute que les rares enregistrements de lâĂ©poque ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s par voie acoustique et quâils ne sont donc pas du tout adaptĂ©s Ă nos oreilles contemporaines.
Voir les progrĂšs de l’enregistrement pour plus d’informations sur l’enregistrement acoustique.
Vus les lieux oĂč le tango Ă©tait jouĂ© et malgrĂ© la frĂ©quentation par des ninos bien (jeunes hommes de bonne famille), le tango ne s’est pas fait une place importante en Argentine avant d’acquĂ©rir ses lettres de noblesses en Europe et notamment en France.
Le style du tango, avant le tango…
Avant 1926, date des premiers enregistrements Ă©lectriques, pas dâenregistrements utilisables en danse.
Comme vous pouvez vous en rendre compte, le style sommaire et monotone de la musique est renforcĂ© par lâobligation de jouer de façon assez forte et peu nuancĂ©e pour que le pavillon puisse graver le support dâenregistrement. On retrouve cependant certains Ă©lĂ©ments «âCanyengueâ» que lâon connaĂźt par les enregistrements Ă©lectriques.
Je vous propose Ă titre dâexemple, Zorro gris un enregistrement Ă©lectrique de 1927 par Francisco Canaro.
La vieille garde (Guardia vieja)
Gobbi et Canaro, dans la premiĂšre partie de leur carriĂšre, sont des reprĂ©sentants de ce que lâon a nommĂ© la vieille garde. On ne peut pas rĂ©duire cela au canyengue, car dĂšs les annĂ©es 20 des rythmes diffĂ©rents avaient vu le jour. Se dĂ©tachant progressivement du style claudicant du canyengue, les orchestres abandonnent la habanera, accĂ©lĂšrent le rythme. Des titres en canyengue deviennent des milongas, comme par exemple : Milonga de mis amores, ici dans la version de Canaro en 1937 et qui a encore des accents de canyengue :
contrairement Ă la version de la mĂȘme annĂ©e par Pedro Laurenz :
Ou celle du mĂȘme de 1944 :
Des orchestres anciens Ă©voluent, comme Di Sarli ou d’Arienzo, notamment Ă l’arrivĂ©e de Biagi dans l’orchestre et on arrive Ă la grande pĂ©riode du tango, l’Ăąge d’or.
LâĂąge dâor (Edad de oro)
Câest la pĂ©riode considĂ©rĂ©e comme la plus adaptĂ©e au tango de danse. Câest logique, car Ă lâĂ©poque, le tango Ă©tait une danse Ă la mode et chaque semaine, plusieurs orchestres se produisaient.
On voit lâĂ©norme choix qui sâadressait aux danseurs. Les musiciens jouaient ensemble plusieurs fois par semaine et il y avait un climat dâĂ©mulation pour ne pas dire de compĂ©tition entre les orchestres.
On remarquera quâen face de chacun des orchestres de tango, il y a un orchestre de «âJazzâ». En effet, les bals de lâĂ©poque jouaient des genres variĂ©s et les orchestres se spĂ©cialisaient.
Certains comme Canaro avaient deux orchestres, ce qui lui permettait dâassurer les deux aspects de la soirĂ©e. Dâailleurs, Canaro utilise des cuivres dans son orchestre de tango, il jouait donc de la limite entre les deux formations. Vous avez pu Ă©couter cela dans l’extrait de Milonga de mis amores, ci-dessus.
Chaque orchestre se distinguait par un style propre. Certains Ă©taient plus intellectuels, comme Pugliese ou De Caro, dâautres plus joueurs, comme Rodriguez ou DâArienzo, dâautres plus romantiques, comme Di Sarli ou Fresedo et dâautres plus urbains, comme Troilo.
Aujourdâhui, dans les milongas, le DJ sâarrange pour proposer ces quatre orientations pour Ă©viter la monotonie et contenter les diffĂ©rentes sensibilitĂ©s des danseurs.
MĂȘme si la production de lâĂ©poque est essentiellement tournĂ©e vers la danse, il y a Ă©galement une production pour lâĂ©coute.
Sur les disques de lâĂ©poque, il est facile de faire la diffĂ©rence, notamment pour les tangos avec chanteur. En effet, un tango Ă danser est indiquĂ© : Nom de lâorchestre canta ou estribillo cantado por Nom du chanteur. Un tango Ă Ă©couter est indiquĂ© Nom du chanteur y su orquesta dirigido por ou con (avec) Nom de lâorchestre.
Nous nâentrerons pas dans les dĂ©tails en ce qui concerne les styles des orchestres de lâĂąge dâor, cela fait lâobjet dâun de mes cycles de cours/confĂ©rence (mini 3 h, voire 6 h). Il convient seulement de savoir reconnaĂźtre le tango de danse et de savoir apprĂ©cier les diffĂ©rences de style entre les orchestres.
Pour les DJ, il est important de tenir compte de lâĂ©volution des styles du mĂȘme orchestre. Il est souvent moins grave de mĂ©langer deux orchestres enregistrĂ©s Ă la mĂȘme Ă©poque que de mĂ©langer deux enregistrements dâĂ©poques stylistiquement diffĂ©rentes du mĂȘme orchestre.
Tango Nuevo
Câest celui initiĂ© par De Caro, repris ensuite par Troilo, Pugliese et Piazzolla, par exemple. Il est encore trĂšs vivant, notamment chez les orchestres de concert.
à noter que Pugliese et Troilo sont bien sûr des piliers du tango de bal et que leurs incursions nuevos, pas toujours pour la danse, ne doivent pas masquer leur importance dans le bal traditionnel.
Nâoublions pas que Pugliese a aussi bien enregistrĂ© du canyengue, que du tango classique avant de faire du Nuevo⊠Curieusement, le tango dit nuevo reprend souvent des motifs les plus anciens, notamment la habanera des tout premiers titres du XIXe siĂšcle.
Tango Electronico
Style Gotan Project. Il se caractĂ©rise principalement par une batterie et lâutilisation dâinstruments Ă©lectroniques. Curieusement, il est parfois assez proche, dâun point de vue rythmique, du tango musette qui est lâĂ©volution europĂ©enne et notamment franco-italienne, du tango du dĂ©but du XXe siĂšcle.
Comme DJ, j’Ă©vite et en tout cas je n’en abuse pas car cette musique est trĂšs rĂ©pĂ©titive et ne covient pas aux danseurs avancĂ©s. Cependant, il faut reconnaĂźtre que cette musique a fait venir de nouveaux adeptes au tango.
Tango alternatif
Le tango alternatif consiste Ă danser avec des repĂšres «âtangoâ» sur des musiques qui ne sont absolument pas conçues comme telles.
Par exemple, la Colegiala de Ramirez est un tango alternatif, puisquâon le danse en “milonga” alors que câest un fox-trot.
Certains DJ européens placent des zambas que les danseurs dansent en tango. Quel dommage quand on sait la beauté de la danse.
Nâoublions pas la dynamique «ânĂ©otangoâ» qui consiste Ă danser sur toute musique, chanson, de tout style et de toute Ă©poque. Cela ouvre des horizons immenses, car la trĂšs grande majoritĂ© de la musique actuelle est Ă 4 temps et permet donc de marcher sur les temps.
Ce qui manque souvent Ă cette musique, câest le support Ă lâimprovisation. On peut lui reconnaĂźtre une forme de crĂ©ativitĂ© dans la mesure oĂč elle permet / oblige de sortir des repĂšres et donc d’innover. Mais est-t-il vraiment possible d’innover en tango ? C’est un autre dĂ©bat.
Pourquoi lâĂąge dâor est bien adaptĂ© Ă la danse
Si on Ă©tudie un tango de lâĂąge dâor, on y dĂ©couvrira plusieurs qualitĂ©s favorisant la danse :
- La musique a plusieurs plans sonores. On peut choisir de danser sur un instrument (dont le chanteur), puis passer à un autre. On peut aussi choisir de danser uniquement la marcation (tempo). Les instruments se répondent. On peut ainsi se répartir les rÎles avec les partenaires en reconstituant le dialogue en le dansant.
- La musique se rĂ©pĂšte plusieurs fois, mais avec des variations. Cela permet de dĂ©couvrir le tango au cas oĂč il ne serait pas connu et la seconde fois, lâoreille est plus familiĂšre et lâimprovisation est plus confortable. Cette reprise est en gĂ©nĂ©ral diffĂ©rente de la premiĂšre exposition, mais reste tout Ă fait comparable. Par exemple, la premiĂšre fois le thĂšme est jouĂ© au violon ou au bandonĂ©on et la seconde fois, câest le rĂŽle du chanteur ou dâun autre instrument. Si câest le mĂȘme instrument, il y aura de lĂ©gĂšres diffĂ©rences dans lâorchestration qui rendra lâĂ©coute moins monotone.
- Les changements de rythme, phrases, parties, sont annoncĂ©s. Un danseur musicien ou exercĂ© sait reconnaĂźtre les parties et peut «âdevinerâ» ce qui va suivre, ce qui lui permet dâimproviser plus facilement sans dĂ©router sa partenaire. Je devrais plutĂŽt mettre cela au pluriel, car les deux membres du couple participent Ă lâimprovisation. Si la personne guidĂ©e a envie dâappuyer, de marquer un Ă©lĂ©ment qui va arriver, elle a le temps dâalerter le guideur pour quâil lui laisse un espace. Les musiques alternatives ou des musiques dâinspiration pus classiques, comme certaines compositions de Piazzollaâ» proposent souvent des surprises qui font quâelles ne permettent pas de deviner la suite, ou au contraire, sont tellement rĂ©pĂ©titives, que quand revient le mĂȘme thĂšme de façon identique et mĂ©canique, les danseurs nâont pas de nouvelles idĂ©es et finissent par tomber dans une routine. Ăvidemment, les danseurs qui nâĂ©coutent pas la musique et qui se contentent de dĂ©rouler des chorĂ©graphies ne verront pas de diffĂ©rences entre les diffĂ©rents types de tango. Ceci explique le succĂšs des pratiques neotango auprĂšs des dĂ©butants, mĂȘme si ces bals ont aussi du succĂšs auprĂšs de danseurs plus affirmĂ©s. En revanche, on ne fera jamais danser, mĂȘme sous la menace, un PortĂšgne sur ce type de musique, en tout cas, en tangoâŠ
Ne faut-il danser que sur des tangos de lâĂąge dâorâ?
Non, bien sĂ»r que non. Les canyengues et la vieille garde comportent des titres sublimes et trĂšs amusants ou intĂ©ressants Ă danser. Certains danseurs sont prĂȘts Ă danser plusieurs heures dâaffilĂ© sur ces rythmes. Cependant, un DJ qui passerait ce genre de musique de façon un peu soutenue Ă Buenos Aires se ferait Ă©charperâŠ
Quelques musiques modernes donnent des idĂ©es agrĂ©ables Ă danser. Pour ma part, je propose souvent une tanda de valses «âoriginalesâ». Le rythme Ă trois temps de la valse reste le mĂȘme que pour les tangos traditionnels et le besoin dâimprovisation est moins important, car il sâagit surtout de⊠tourner.
MĂȘme si les danseurs avancĂ©s aiment moins danser sur les dâArienzo des annĂ©es 50 ou postĂ©rieures, ils nây rechignent pas toujours et lâĂ©nergie de ces musiques plaĂźt Ă de trĂšs nombreux danseurs. Câest donc un domaine Ă proposer aux danseurs. Dâailleurs, les orchestres qui font Ă la maniĂšre de du dâArienzo sont particuliĂšrement nombreux. Câest bien le signe que câest toujours dans lâair du temps.
Pour terminer, je prĂ©cise que je suis DJ et que par consĂ©quent, mon travail est de rendre les danseurs heureux. Jâadapte donc la musique Ă leur sensibilitĂ©.
Pour un DJ rĂ©sident, en revanche, il est important dâouvrir les oreilles des habituĂ©s. Dans certains endroits, le DJ met toujours le mĂȘme type de musique, pas forcĂ©ment de la meilleure qualitĂ© pour la danse. Le problĂšme est quâil habitue les danseurs Ă ce type de musique et que quand ces derniers vont aller dans un autre endroit, ils vont ĂȘtre dĂ©routĂ©s par la musique.
Lâinnovation, câest bien, mais il me semble quâil faut toujours garder un fond de culture «âauthentiqueâ» pour que le tango reste du tango.